vendredi 10 février 2012

Pour un État stratège


Depuis une trentaine d'années une politique persévérante a été suivie pour introduire la concurrence dans les réseaux (télécoms, électricité, chemins de fer, poste). Pour renforcer la concurrence, l'exploitation de chaque réseau a en outre été découpée entre plusieurs entreprises chargées respectivement de l'infrastructure, du trafic, du commercial etc.

Cette politique a une apparence, celle de la rationalité et de l'efficacité dont la concurrence est censée être le seul levier. Elle a une réalité : celle d'une décision dogmatique qui, ignorant la nature physique des réseaux, engendre une inefficacité facteur de crise et affaiblit la Nation.

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Chaque réseau étant un système, sa qualité dépend des relations entre les organes qui le composent. Séparer ces organes pour en faire autant d'entreprises, c'est ériger entre eux des barrières comptables, susciter des conflits, créer sur le terrain des situations absurdes, dégrader enfin la qualité du service au consommateur.

Considérons par exemple les télécoms : la conception du réseau embrasse de façon solidaire les commutateurs et les protocoles de transmission ainsi que le dimensionnement des ressources informatiques et celui du transport, le tout en fonction d'une évaluation prospective de la répartition géographique du trafic. L'exploitation du réseau met en œuvre simultanément ces diverses ressources.

Si le réseau est partagé entre plusieurs entreprises la cohérence des investissements n'a plus rien de naturel, la dispute sur le prix des services intermédiaires prend le pas sur la qualité du service au consommateur.

La rationalité du découpage d'un réseau est donc problématique. On conçoit qu'elle puisse paraître évidente à des personnes qui, disposant du pouvoir réglementaire mais dépourvues de connaissances techniques, aiment à trancher sur le mode « il n'y a qu'à ». Elle peut aussi avoir un but politique, celui d'affaiblir certaines forteresses syndicales. Dans les deux cas l’État fait cependant preuve de faiblesse : son manque d'expertise et son manque d'énergie se paient par une inefficacité massive.

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Il n'est d'ailleurs pas certain que la concurrence soit la panacée. Il existe en effet des secteurs que l'on qualifie de « monopole naturel » car, comme le coût moyen de production y décroît lorsque le volume produit augmente (« rendement d'échelle croissant »), l'entreprise qui produit le plus peut pratiquer un prix plus bas que les autres et les chasser du marché.

Un tel monopole, une fois installé, peut bien sûr être tenté par des abus : prix élevé, paresse de l'innovation, mauvaise qualité du produit. Il faut donc que l’État lui impose une régulation.

Les néo-libéraux, qui veulent voir dans la concurrence la seule clé de l'efficacité et préfèrent un État faible, trouvent expédient de nier l'existence des monopoles naturels. Mais la forme de la fonction de coût d'un secteur n'est pas affaire d'opinion ni de choix : c'est un fait dont il faut tirer les conséquences.

Or dans les réseaux le rendement est croissant. L'examen attentif de leur fonction de coût fait en effet apparaître :
- une économie d'échelle : le coût moyen de production décroît lorsque le volume produit augmente ; 
- une économie d'envergure : le coût de la production de divers produits par une même entreprise est inférieur à la somme des coûts quand la même production est réalisée par plusieurs entreprises ;
- une économie d'innovation : les résultats d’une R&D restant internes à l'entreprise, l'innovation est d'autant plus intense (en principe) que l'entreprise est plus importante.

A ces diverses formes du rendement croissant on doit ajouter les externalités positives qu'apporte un réseau : son apport excède la valeur marchande du service qu'il fournit car sa qualité conditionne l'efficacité globale de l'économie.

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Chaque réseau étant un « monopole naturel », y introduire la concurrence de force équivaut à violer la nature – et celle-ci se venge en provoquant, là encore, une inefficacité massive facteur de crise économique et d'affaiblissement du pays.

Il reste bien sûr qu'un réseau peut être tenté d'abuser du monopole : mais plutôt que de combattre cet abus par l'introduction forcée de la concurrence il faut une régulation énergique qui exprimera les besoins de la Nation.

Nous voyons ainsi apparaître le choix entre deux politiques :

- Un État faible, sourd à l'expertise technique, incapable d'imposer une régulation aux monopoles et d'affronter les forteresses syndicales, ne saura que diviser pour régner : il obéira au dogme néo-libéral en introduisant la concurrence dans les réseaux et en provoquant leur découpage.

- Un État stratège, porteur des intérêts fondamentaux de la Nation et soucieux d'efficacité, tournera le dos aux injonctions des néo-libéraux pour reconstruire les réseaux nécessaires à la Nation en tenant compte des contraintes physiques, techniques, de leur conception et de leur exploitation.

8 commentaires:

  1. "Cette politique a une apparence, celle de la rationalité et de l'efficacité dont la concurrence est censée être le seul levier. Elle a une réalité : celle d'une décision dogmatique qui, ignorant la nature physique des réseaux, engendre une inefficacité facteur de crise et affaiblit la Nation."

    Et elle est menée par un quarteron d'européistes à la ramasse...

    Dans les années 50, Guy Mollet a engagé la France dans la guerre d'Algérie. Un courant de jeunes hommes de gauche, par définition vertueux, a alors créé ce que l'on appelait la deuxième gauche, qui voulait contenir le méchant Etat. Ces aspirations ont plus ou moins rejoint celles de la Great Generation française, celle de mai 68. On connait la suite...

    Sur le thème de la concurrence, je signale (à tout hasard) différents articles de M. Boiteux :

    http://www.asmp.fr/fiches_academiciens/boiteux_alire.htm

    http://www.ecolo.org/documents/documents_in_french/EDF-ouverture-boiteux-07.pdf

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  2. Cher Michel, pour une fois je serai en désaccord avec ton analyse. Ton texte « Qu'est-ce qu'un monopole naturel ? » (http://michelvolle.blogspot.com/2009/10/quest-ce-quun-monopole-naturel.html) précise bien : « Toutefois un monopole est toujours tenté d'abuser de sa force envers les consommateurs en pratiquant un prix excessivement élevé ; l’excès de profit, de sécurité, risque par ailleurs de l’endormir et d’inhiber l’innovation. L'État, garant de l'intérêt collectif, doit donc créer une institution, le régulateur, qui imposera au monopole des contraintes de prix et d’efficacité analogues à celles que lui susciterait la concurrence. »

    Or ce n'est généralement pas le cas. Les exemples d'économie administrée abondent hélas pour montrer que les monopoles, qui par définition concernent des domaines importants par le volume et par les enjeux stratégiques, sont entre les mains de corporations liées au pouvoir, et que les conflits d'intérêt y sont la règle. Ainsi l'État français a favorisé abusivement France Télécom par rapport à Free, Aéroports de Paris a coulé Corsair pour complaire à Air France, les agences de régulation des cours des produits agricoles en Afrique sont accaparées par les gouvernants à leur profit exclusif, etc.

    Dans le domaine de l'accès à l'Internet, l'État avait organisé un confortable duopole avec France Télécom et ce qui s'appelle aujourd'hui SFR, mais qui vient de loin avec un long passé de connivence malodorante avec le politique. Résultat : nous avions des années de retard. Sans Free nous les aurions encore.

    La duplication des liaisons fibre à longue distance peut sembler une aberration : mais c'est le prix de la liberté, et au fur et à mesure que le marché se développe, les coûts marginaux baissent. Le premier four à micro-ondes était un matériel de laboratoire d'un coût colossal, aujourd'hui le premier prix est à 40€, ce sera la même chose pour la fibre.

    C'est bien dommage pour les nombreux personnels de France Télécom, mais le modèle économique de leur employeur est sans avenir parce que technologiquement dépassé, il ne repose plus que sur la protection abusive de l'État.

    Le monopole naturel, presque toujours, est détourné par le monopoliste à son profit exclusif. Lire François de Closets, « Plus encore ! » à ce sujet. Et si l'on manque d'exemples, étudier l'URSS.

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  3. @Laurent Bloch
    C'est bien parce qu'un monopole est toujours tenté d'abuser de sa position que je dis qu'il faut une régulation énergique. Mais lorsque l'Etat est faible, la régulation est molle et les féodaux se taillent de bons gros domaines.
    Il n'en reste pas moins qu'introduire la concurrence lorsque les rendements d'échelle sont croissants, c'est contraire à l'efficacité. Mais il faut savoir réguler...

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    1. Dans un monde gouverné par la raison et le souci du bien public, cela devrait marcher, mais la captation du régulateur par le régulé est un phénomène aussi constant que l'accaparation du monopole par le monopoliste, hélas, et sans qu'il soit forcément besoin pour l'expliquer de prêter aux acteurs de sombres desseins ou des comportements malhonnêtes. Il suffit de se demander qui détient les informations critiques, et où sont les experts.

      Pour le déploiement de la fibre, il y aurait des perspectives extraordinaires avec les réseaux de la SNCF ou d'EDF, mais cela se fait peu pour ne pas froisser France Télécom. Nous aurions sans doute une situation plus satisfaisante, et propice à un monopole correctement régulé, si cela s'était passé comme pour le réseau ferré, avec un opérateur monopoliste pour les infrastructures telles que les liaisons longue distance, et un marché ouvert pour les services.

      Il suffit d'avoir été une fois client du SERNAM pour comprendre ce que je veux dire par là.

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    2. @Laurent Bloch, très d'accord avec votre analyse... cependant au lieu de "la captation du régulateur par le régulé" ne vouliez vous pas dire plutôt "l'accaparation du pouvoir de régulation par l'instance régulatrice" ?
      S'il est vrai que l'on assiste à la montée en puissance des instances de régulation dans tous les domaines, n'y a-t-il pas un risque prochain de crise de la régulation ? Les instances de régulation qui sont mises en place dans tous les secteurs sont en train de prendre de plus en plus de pouvoir... et sans réel contre-pouvoir, refusent en général toute discussion, ce type d'instance ne rend des comptes à personnes, ne peut être contestée par personne ! Exemple de la BCE (qui de fait est une sorte d'autorité régulatrice de la masse monétaire).

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  4. Merci de ce post à la fois précis et intéressant en ce qu'il fait la synthèse du malaise qui a succédé au démantèlement des fameux 'services publics' de réseaux français et de la volonté d'échapper à l'archaisme bureaucratique et à une économie moins verouillée.
    Mais justement, vous nous laissez un peu sur notre faim à propos des bons mécanismes de 'régulation énergique'. A l'évidence le ministère des télécom ou EDF en leur temps n'ont pas toujours su éviter les retards technologiques et/ou le sous investissement.
    Par ailleurs, si vous discutez ici des infrastructures de réseau en général, je me demande si le système financier pourrait entrer dans cette catégorie (un réseau - essentiellement de traitement de l'information - qu'est/serait le système bancaire). Qu'en pensez vous ? là encore quel type d'enseignement pourrions nous en tirer en matière de régulation?

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  5. J'approuve tout à fait ce billet, et encore mieux avec les nuances qu'apporte Laurent Bloch !

    Oui, introduire de la concurrence par la régulation peut être utile bien que cela aille "contre" la loi micro-économique, bien que cela introduise de l'inefficience par rapport à l'optimum ; justement parce que le monopole "naturel" offre de telles opportunités de rente et de prédation, que la démocratie a du mal à le gouverner.

    Mais cette "concurrence forcée" ne peut être efficace qu'à trois conditions rarement réunies :

    * que la puissance publique arrive à empêcher la cartellisation : quand les rendements sont croissants, les prix marginaux ne correspondent pas à des coûts marginaux, donc ils s'établissent de façon artificielle (à tout niveau qui rembourse au moins l'investissement) ; le public y gagne peu et risque même de perdre si le monopole est remplacé par un oligopole… qui lui fait payer l'investissement en triple ou quadruple !

    * que la concurrence porte sur l'activité "de réseau" elle-même : si elle est seulement simulée sous forme de surcouche commerciale, pour un service (disons, le transport de l'électricité…) qui reste l'affaire d'un monopole naturel, on perd sur les deux tableaux : coûts augmenté, monopole (potentiellement prédateur) intact.

    * et j'ai oublié la troisième qui m'était venue à l'esprit ;-)

    Dans certains cas, les "réformes" donnent le sentiment de n'avoir été qu'une poudre aux yeux assez coûteuse, permettant à une structure décisionnaire (dont les syndicats ???) de *communiquer* auprès des salariés du service public pour les *déposséder* de leur service : vos "usagers" sont des "clients" qui "peuvent partir", donc "vous allez devoir coûter moins cher". Et de ce point de vue, est-ce que cela a marché ? Cela a peut-être produit de la démoralisation et du sentiment de dépossession ; mais des économies nettes, vraiment ?

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  6. @Arno : je voulais bien dire : « captation du régulateur par le régulé ». Depuis une bonne décennie il y a effectivement pléthore d'instances de régulation, mais elles se sont révélées des pompiers incendiaires : quid de Sarbanes-Oxley, de la SEC et de Bâle 1, 2 et 3 pour prévenir la crise financière ?

    Le gouvernement n'est en aucun cas neutre et indépendant de puissances telles que les monopolistes, et il ne peut pas l'être. Les personnels sont trop les mêmes, les intérêts aussi.

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