La théorie économique classique (Debreu, Theory of Value, 1959) s'appuie sur trois éléments : la fonction d'utilité, la fonction de production, la dotation initiale qui répartit la propriété des biens entre les acteurs. On en déduit le vecteur de prix relatifs qui, orientant l'échange, guidera l'économie vers un optimum de Pareto.
L'élégante simplicité de ce modèle lui confère une grande puissance. L'équilibre général se détaille en équilibres partiels, chaque marché étant le théâtre d'une offre et d'une demande. On peut le compléter en y introduisant le temps : la fonction de production est alors modifiée par l'investissement.
Dans « A Suggestion for Simplifying the Theory of Money » (Economica, février 1935) John Hicks a cependant proposé de combler une lacune de cette théorie. Il observe que chaque agent a en fait deux fonctions d'utilité : l'une décrit la satisfaction que lui procure sa consommation ; l'autre, celle que lui procure la possession d'un patrimoine d'actifs.
Les actifs peuvent être classés selon leur liquidité. La monnaie, qui est la liquidité à l'état pur, est immédiatement disponible et ne présente aucun risque mais elle ne procure aucun revenu. Les actifs non liquides procurent un intérêt ou un loyer mais leur prix évolue : leur possession présente donc un risque de moins-value - et aussi la possibilité d'une plus-value.
Il serait stupide de préférer à un autre un actif à la fois plus risqué et moins rentable. Le classement des actifs du plus liquide (monnaie) au moins liquide (immeubles) est donc en principe un classement selon le rendement (du moins rentable au plus rentable) et selon le risque (du moins risqué au plus risqué).
La structure de patrimoine désirée par un agent est déterminée par ses anticipations : la demande de monnaie s'explique par le besoin de disposer d'un moyen de paiement commode pour les dépenses quotidiennes et, aussi, pour pouvoir saisir rapidement des opportunités ; elle s'annule si l'agent anticipe une forte baisse du pouvoir d'achat de la monnaie. Il souhaitera par ailleurs posséder un bien immobilier - qui est peu liquide car sa vente suppose toujours des démarches et un délai - s'il en anticipe un rendement ou une plus-value.
L'utilité du patrimoine n'est pas détachée de l'utilité de la consommation : elle répond au besoin de garantir le niveau de celle-ci dans le futur malgré les incertitudes.
Les anticipations confèrent au prix des actifs une nature qui diffère de celle du prix des produits destinés à la consommation. Pour ces derniers, la confrontation de l'offre et de la demande aboutit à un prix dont un modèle statique rend compte. Le prix des actifs obéit par contre à une dynamique puissante.
Si en effet la plupart des agents anticipent que le prix d'un actif va croître, ils souhaiteront l'acquérir et leur demande fera monter son prix : cela confortera leur anticipation. Un phénomène symétrique se produit si une baisse du prix est anticipée. Ainsi l'évolution du prix se poursuit jusqu'au moment où, pour une raison souvent fortuite, l'anticipation change de signe.
Alors que le prix d'un produit destiné à la consommation tend vers sa valeur d'équilibre, celui d'un actif va osciller largement, les phases de pessimisme succédant aux phases d'optimisme. Il traversera sans s'y arrêter le niveau d'équilibre si tant est que l'on puisse définir celui-ci.
Si l'on peut supposer l'information des acteurs économiques parfaite en ce qui concerne les prix actuels, il ne peut pas en être de même pour les prix anticipés car le futur est essentiellement incertain. L'équilibre intertemporel est donc un équilibre de second rang sous la contrainte de la loi d'anticipation pa = f(ph) qui lie le prix anticipé pa à l'historique ph des prix constatés (Jean-Michel Grandmont, Money and value, 1983). Il peut arriver que cet équilibre de second rang soit tellement éloigné de l'optimum que l'économie connaît une crise structurelle (chômage de masse, sous-investissement) : on dit alors qu'elle est en déséquilibre. C'est le cas actuellement.
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C'est Keynes (Théorie générale, 1936) qui a créé la notion de déséquilibre en introduisant les anticipations dans le raisonnement économique.
Les économistes néoclassiques ont par contre voulu croire que les anticipations sont rationnelles, c'est-à-dire aléatoires mais non biaisées. Ils postulent que le prix des actifs, étant aussi stable que celui des biens de consommation, donne à chaque instant une mesure exacte de leur valeur : le déséquilibre est alors impossible. La volatilité du prix des actifs apporte cependant à leur hypothèse un démenti expérimental.
D'autres économistes (André Orléan, Jean-Noël Giraud) estiment au contraire que la « vraie valeur » d'un bien n'existe pas, qu'il s'agisse d'un actif ou d'un produit de consommation : le prix est selon eux un phénomène psychologique ou le résultat d'un rapport de force.
On peut dépasser cette opposition si l'on considère que chaque agent a deux fonctions d'utilité – une pour la consommation, une pour le patrimoine – et que la dynamique du marché aboutit à la stabilité du prix pour la première, à la volatilité pour la seconde.
Tout à fait d'accord avec ce billet. Et si j'ai été nourri, à la fin de mes études, à l'approche d'André Orléan et Cie, je regrette un peu que, sans doute par amplification pédagogique de son propos, il en arrive à dire que la valeur d'un actif à un instant donné est essentiellement spéculaire / spéculative (au sens de : issue de la valeur que les autres, selon moi, donneront à cet actif dans l'avenir).
RépondreSupprimerCe serait le cas si un actif était essentiellement "une consommation surgelée", une épargne destinée à garantir les revenus futurs.
Il me semble que ce n'est pas le cas ; que "l'utilité du patrimoine n'est pas détachée de l'utilité de la consommation" de façon plus radicale : un actif est, tout comme un produit ou service consommable, ce dont la détention à l'instant t apporte une "utilité" à la personne. La seule différence avec la consommation est que cette utilité s'obtient sans que l'actif soit "consommé", détruit.
La pureté de l'air sur les coteaux d'Argenteuil, la fraîcheur des arbres en ville, les ateliers d'usines peints en blanc de Steve Jobs, la stabilité des fréquences sur la bande FM, la coopération confiante au sein d'une équipe au travail, la possession de bijoux d'or et de diamants… autant d'actifs (plus ou moins liquides, plus ou moins fragiles ou "risqués", plus ou moins individualisés ou au contraire partagés) qui semblent produire pour les personnes concernées de l'utilité (ou du bonheur) par eux-mêmes.
Nous avons en France un patrimoine formidable : autour de 6% du patrimoine mondial (pour 1% de la population et 4% de la production) — contre 4% il y a quinze ans. Si nous savions mieux lui "faire produire de l'utilité" collective, notamment pour l'étranger, si nous augmentions son "rendement", nous serions les rois du pétrole.