jeudi 19 septembre 2013

Pouvoir et agir

J'ai travaillé quelque temps dans un cabinet ministériel. « Untel, c'est un politique », disait-on avec admiration au secrétariat du ministre, et le regard qui accompagnait cette phrase signifiait « toi, en tout cas, tu n'en es pas un ». J'ai donc observé ces politiques avec attention. J'ai vu que s'ils possèdent des talents qui me font en effet défaut ils souffrent aussi souvent de quelques lacunes.

Comme je refuse la sacralisation du pouvoir qu'implique le mot « hiérarchie », je n'accorde à ces personnes que le respect qui est dû à tout être humain. J'admire certes celles qui remplissent sérieusement leur mission, mais ni plus ni moins que les artisans, ingénieurs, médecins etc. qui font bien leur métier.

Mais la plupart des politiques que j'ai observés répondent au portrait que voici :

Ce sont des êtres vigilants et vifs, capables d'anéantir d'une repartie foudroyante l'interlocuteur imprudent. Les plus expérimentés d'entre eux (un Defferre, un Pasqua) se meuvent avec un naturel animal dont l'esthétique n'est pas sans charme.

Ils vivent dans le monde psychosocial que structurent les pôles et réseaux de l'autorité, de la légitimité et de l'influence. Par contre le monde des choses, qui sont pour l'intention humaine appui ou obstacle, ne les intéresse pas : ils n'ont sans doute jamais soulevé un sac de ciment, jamais senti le poids de la terre en maniant la pelle et la pioche, jamais rencontré les obstacles qui s'opposent à un programmeur. Ils estiment que les choses n'ont pas à manifester une existence autonome. Un stylo qui se refuse à fonctionner est immédiatement jeté, un ordinateur indocile les exaspère.

Ils sont attirés, comme les insectes le sont par une lampe, vers les positions de pouvoir du haut desquelles ils pourront gouverner les hommes, et à travers eux les choses, par le moyen de la seule parole. Ces positions étant plus rares que les candidats les politiques se trouvent en concurrence. Certains d'entre eux utilisent la cocaïne pour accroître leur vigilance et leur vivacité : à court terme cela les aide à vaincre, peu leur importe alors si à long terme elle les fera sombrer dans la paranoïa, l'agressivité et l'impuissance.

Il se peut que la quête du pouvoir ait, outre le ressort psychosociologique, un ressort métaphysique encore plus puissant : les hommes de pouvoir, j'en ai fait l'expérience, blêmissent quand la mort est évoquée au détour d'une conversation. Si leur horizon ignore le long terme, c'est parce qu'il contient la perspective de la décrépitude et de la mort.

Dans l'attente du combat il leur faut accumuler des forces, et celles-ci résident dans l'image de soi qui se grave dans l’œil des autres. L'« effet d'annonce » est ainsi le grand souci du politique. J'ai vu cela de près dans ce cabinet ministériel : les ministres, y compris le premier d'entre eux, se disputaient l'annonce d'une « mesure » a priori populaire, et se refilaient comme une patate chaude celle d'une « mesure » qui risquait d'être impopulaire.

Une fois la « mesure » prise, annoncée et publiée, sa mise en exécution ne les intéressait par contre aucunement. C'est ainsi que le gouvernement, chargé en principe du pouvoir exécutif, le délaisse pour s'emparer de la mission législative (il a le monopole de fait des « textes » soumis au parlement) qui, seule, attire l'attention des médias.

Ce relais étant opportun, il faut attirer les caméras. L'« hommage aux victimes », exercice qui n'exige aucun effort et éveille l'émotion, est donc abondamment pratiqué. Le soldat tombé au combat est gratifié d'une cérémonie aux Invalides, les écoliers broyés dans un autocar sur un passage à niveau auront droit à un ministre sur le visage duquel la gravité de rigueur luttera avec le sourire de connivence adressé aux journalistes.

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Parmi les « hauts fonctionnaires » l'enjeu du combat est la nomination à un poste de direction : la carrière exige d'accumuler les galons, puis les étoiles. L'échelle des grades et dignités est l'objet d'une préoccupation constante (« y penser toujours, n'en parler jamais ») et les rêves alimentent un ressentiment pénible : on ne se satisfait jamais du barreau auquel on est parvenu.

Pour faire carrière il faut respecter quelques règles : « ne pas faire de vagues », « se faire bien voir », éventuellement « savonner la planche des rivaux », etc. Le « haut fonctionnaire » doit être servile envers ceux des politiques qui détiennent le pouvoir de nomination : voyez le s'empresser auprès du ministre, jouer des coudes pour être sur la photo.

Le style des « hauts fonctionnaires » se retrouve chez les dirigeants des grandes entreprises françaises, qui viennent souvent de la « haute » fonction publique : il faut en effet suivre les mêmes règles que ci-dessus pour pouvoir être coopté et introduit.

On ne peut comprendre une institution, une entreprise, qu'en considérant son histoire car pour pouvoir la faire évoluer il faut connaître la genèse qui a déterminé ses valeurs, ses habitudes, son vocabulaire, son organisation. Mais l'ambitieux ne s'intéresse pas à l'histoire : seule importe la position momentanée des pièces sur l'échiquier où se joue sa carrière.

Le politique, lui, doit d'abord se faire élire. « Le but, en politique, a dit Nicolas Sarkozy lors d'un déjeuner organisé par L'Expansion, c'est de gagner les élections ». Une part de l'art du politique consiste donc à sentir ce que l'électeur a besoin d'entendre, puis à savoir le lui dire. Mais avant d'être élu il faut avoir été jugé éligible par un parti, après avoir été élu il faut encore être choisi pour occuper un poste ministériel : les préoccupations et tactiques du politique sont donc pour partie semblables à celles du « haut fonctionnaire ».

Les uns comme les autres abandonnent à leur « subordonnés » le monde des choses, le monde de la nature. S'en soucier serait, pensent-ils, une déchéance qui se paierait cher en termes d'image. Il est ainsi non seulement inutile pour la carrière, mais nocif, de s'intéresser à ce qui se passe dans les usines et les bureaux, d'apprendre la dactylographie ou, pis, la programmation informatique. Les politiques, les « hauts fonctionnaires », ne posent jamais leurs doigts sur un clavier ou s'ils le font, c'est avec une maladresse censée montrer qu'ils sont au-dessus de ça.

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Il ne faut donc pas s'étonner si les « mesures », concrétisées par des « textes » qui circulent le long du processus législatif et réglementaire, restent souvent lettre morte et si tant de lois attendent indéfiniment leurs « décrets d'application ». L'exécution, mission de l'exécutif, n'intéresse pas ceux qui le dirigent.

Il ne faut pas s'étonner non plus si l'action des politiques ressemble si peu à ce qu'ils avaient dit pour se faire élire : si son seul but est de « gagner les élections » le politique, une fois élu, ne peut pas avoir d'autre objectif que de conforter sa position de force afin de gagner l'élection suivante.

Il ne faut pas s'étonner enfin si les politiques ignorent les changements que la technique introduit dans le monde de la nature : les choses ne leur apparaissent qu'à travers le mot qui les désigne, et qui s'évalue selon les ondes qu'il émet dans le champ de la légitimité médiatique.

C'est le sens de ce que Nathalie Kosciusko-Morizet m'a dit lors d'une réunion : « Informatisation, c'est ringard, le mot informatique me fait marrer ». Elle ne voulait entendre que « numérique », mot pollué par des connotations fallacieuses mais médiatiquement convenable.

La priorité accordée à la « transition énergétique » ne s'inscrit pas, quoique l'on dise, dans le rapport avec la nature : il s'agit de maintenir vaille que vaille la cohésion d'une majorité qui se trouve inclure les Verts, dont la réflexion ne va d’ailleurs pas jusqu'à embrasser les transformations que l'informatique apporte à la nature.

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Les « hommes de pouvoir » m'apparaissent donc pour la plupart, quelque talent qu'ils puissent manifester, comme des infirmes mus par la peur de la mort et auxquels manque la sensibilité aux conditions que la nature impose à l'action. Le mécanisme des institutions conduit ces êtres mutilés à des fonctions stratégiques qu'ils usurpent, car le seul vrai stratège est celui qui, connaissant le terrain, sait y trouver l'orientation judicieuse.

Le spectacle de ce mécanisme est pénible et parfois comique. Le sourire s'efface cependant quand on voit les foules agiter des drapeaux, applaudir lors des réunions électorales et se presser pour serrer la main d'un politique. Car le fait est que ces politiques, et à travers eux les « hauts fonctionnaires » qu'ils nomment aux fonctions de direction, c'est vous, c'est moi qui les choisissons. Nous élevons ces handicapés virtuoses sur le pavois du haut duquel ils nous méprisent, nous qui sommes des êtres réels, car ils méprisent toute réalité autre que celle du pouvoir.

Seul peut pourtant procurer un bonheur durable le rapport avec la nature (y compris la nature humaine et sociale), avec les êtres et les choses qui existent, résistent et sur lesquels on peut donc s'appuyer. Les vies consacrées à la conquête du pouvoir, étant aussi vides que les plaisirs que procure la drogue, sombrent d'ailleurs dans le néant lorsque sonne l'heure : dans le regard des anciens « hommes de pouvoir » qui terminent leurs jours en maison de retraite se lit la rage de ne plus être rien.

Le « pouvoir », qui est un pur potentiel, ne peut se déployer en action que s'il est instruit, animé par une intention attentive aux choses, au terrain, au monde de la nature. Un politique ne peut être réellement efficace que s'il met l'image au second rang de ses priorités : mais alors il court le risque d'être surclassé par un autre pour qui « l'essentiel, c'est de gagner les élections » et qui, pesant ses mots non selon leur poids de réalité mais selon leur effet médiatique, saura flatter la mode.

L'histoire est instructive : Pierre Mendès-France, l'un des rares politiques attentifs à la situation réelle, est resté président du conseil le temps nécessaire pour solder les affaires d'Indochine et de Tunisie. Puis il a été éjecté.

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Lorsque la situation est stable, que rien ne bouscule les institutions, l'art du dirigeant est simple et notre nation peut à la rigueur se contenter des politiques que j'ai décrits. Mais il n'en est plus de même lorsque le vent tourne, s'enfle, et que la mer est démontée.

Or c'est le cas aujourd'hui car nous subissons la troisième révolution industrielle, celle de l'informatisation. Elle modifie la nature des produits, l'organisation, la communication et les rapports humains dans l'entreprise, la forme de la concurrence, l'étendue du marché et les besoins des consommateurs. Le travail productif, interface entre la société et le monde de la nature, est bouleversé. La nature elle-même est transformée.

Mais cette transformation de la nature, des « choses existantes », ne peut qu'échapper à ceux qui ne veulent connaître que le monde psychosocial des rapports de pouvoir, donc à la majorité de nos politiques, « hauts fonctionnaires » et autres dirigeants.

Ainsi les dégâts que peut causer leur cécité devant la situation réelle sont aggravés dans une période de transition où l'essentiel leur échappe et échappe aussi à des médias qui ne vivent que pour et par l'image. Des questions du deuxième ordre accaparent la scène médiatique et tiennent lieu de « projet de société » : « économie verte », « énergies renouvelables », « transition énergétique » et jusqu'à « décroissance ».

L'informatisation, masquée sous les noms de « TIC » ou de « numérique », apparaît comme une avalanche de gadgets et non comme un processus anthropologique qui remodèle la mission et l'organisation des institutions. Le risque réel qu'elle comporte – la puissance et la discrétion qu'elle procure à des entreprises criminelles, le danger que cela représente pour la démocratie et l'Etat de droit – n'est pas perçu et l'on évoque des risques imaginaires (« déshumanisation », « trop d'information tue l'information ») ou réels mais limités à une période de transition (« l'automatisation tue l'emploi »).

Au début du XIXe siècle les dirigeants, et Napoléon lui-même, avaient compris que la priorité résidait dans l'« industrialisation », l'ingéniosité dans l'action productive qui passait alors par la mécanisation. Industrialiser, aujourd'hui, c'est informatiser.

Pour que nos politiques, nos « hauts fonctionnaires » et nos dirigeants le comprennent, il faut d'abord que nous autres citoyens l'ayons compris. Il faut aussi que nous cessions de sacraliser le pouvoir dans nos entreprises comme dans la société. Nous pourrions suivre ici l'exemple des Britanniques : la Couronne, qui symbolise une identité historique pour laquelle le citoyen sera s'il le faut prêt à sacrifier sa vie, est séparée de la fonction stratégique alors que chez nous elles sont confondues depuis Louis XIV.

Nous ne pourrons réussir, dans le monde que l'informatisation transforme, que si nous abandonnons la conception hiérarchique de l'organisation. La mode se détournera alors des priorités fallacieuses et la stratégie pourra enfin définir une orientation qui réponde aux exigences de la situation et, en particulier, à celles de notre rapport avec la nature.

5 commentaires:

  1. Ce portrait consternant des hommes politiques, il est malheureusement possible d'en étendre bien des traits à l'ensemble de nos élites, qui pensent pouvoir faire l'économie d'une compréhension élémentaire des objets techniques qui bouleversent le monde.

    Ce désintérêt me semble récent : mon père, mon grand-père, qui étaient de purs littéraires, ignorants de la physique, se faisaient un devoir de comprendre le fonctionnement d'une locomotive, d'une centrale hydro-électrique, d'un four Martin, et de l'expliquer à leurs enfants. C'était un impératif moral.

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  2. De tout temps la recherche du pouvoir ne s'encombre pas de la morale. Le monde n'a pas changé depuis qu'il existe. Et qui veut se hisser au sommet doit en payer le prix sur l'image que son miroir lui renvoie chaque matin.

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  3. Merci pour ce billet qui m'apparaît lucide (je travaille moi-même, mais seulement le temps de quelques réunions par an, avec des membres d'un cabinet et d'autres hauts fonctionnaires d'un ministère).

    Un passage de votre billet m'a fait penser à ce passage de la Théorie des sentiments moraux d'Adam Smith (Partie I, section III, chapitre II, § 7), sur les "hommes d'État disgraciés" (ma traduction, aidé de celle qu'on trouve en passant par Google books) :

    "On passe souvent de l’amour à l’ambition, dit le Duc de la Rochefoucault, mais on ne revient guère de l’ambition à l’amour." Cette passion, quand elle s’est mise une fois en possession du cœur, n’admet ni rival ni successeur. À ceux qui ont été accoutumés à la jouissance, ou même à l’espérance de l’admiration publique, tout autre plaisir s’émousse et s’affadit. De tous les hommes d’État disgraciés qui ont travaillé pour leur propre aise à vaincre l’ambition et à mépriser les honneurs auxquels il ne leur était plus possible d’atteindre, combien peu l’ont fait avec succès ? La plupart ont consumé le reste de leur vie dans l’indolence la plus ennuyeuse et la plus insipide, chagrins aux pensées de leur propre insignifiance, incapables de s’intéresser aux occupations de la vie privée, sans plaisir, sauf lorsqu’ils parlaient de leur grandeur passée, et sans satisfaction, sauf lorsqu’ils s’entretenaient de quelque vain projet de la recouvrer. Êtes-vous bien résolu de ne jamais troquer votre liberté contre la superbe servitude d’une cour, mais de vivre libre, sans peur et indépendant ? Il semble qu’il y ait un moyen de persister dans cette vertueuse résolution, et ce moyen est peut-être le seul. N’entrez jamais dans des places que si peu de gens ont été capables de rendre ; ne venez jamais à l’intérieur du cercle de l’ambition ; et ne vous mettez jamais en parallèle avec ces maîtres de la terre qui se sont déjà emparés avant vous de l’attention de la moitié de l’humanité.

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  4. Voilà bien un sujet grave, fort peu mis en avant, qui semble sans solution depuis la nuit des temps ...
    Par exemple la guerre, et son cortège de malheurs, est largement le fruit du fonctionnement que tu décris.
    Il est aussi à craindre que la démocratie en général, et la démocratie sous le feu médiatique en particulier, n'attise cet écart entre pouvoir et action : dans de nombreux pays démocratiques, mais pas dans tous, les peuples se détournent progressivement de ce jeu où ils ont l'impression de perdre à chaque élection.
    Qu'en sortira-t-il ? une seconde génération de fascisme comme on nous le promet, ou quelque chose de nouveau ?

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    1. Le "fascisme" ne fait que pousser à l'extrême les travers que je décris, notamment la sacralisation du "pouvoir". Lutter contre ces travers, c'est donc aller au rebours de la tentation totalitaire - et la première condition de cette lutte, c'est la lucidité.

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