mercredi 26 février 2014

Vers l'iconomie

(Article publié dans le numéro d'avril 2014 de L'ENA hors les murs, revue de l'association des anciens élèves de l'ENA)

Pour comprendre le monde dans lequel nous vivons il faut voir que l'informatisation a transformé la nature, si l'on nomme ainsi ce à quoi les intentions et les actions humaines sont confrontées. Ceux qui n'en ont pas conscience ne peuvent ni interpréter la situation présente, ni définir une stratégie.

Le néologisme « iconomie » (eikon, image, et nomos, organisation) désigne la société que l'informatisation fait émerger. Cette émergence a commencé vers 1975 : le choc pétrolier avait introduit dans le prix de l'énergie une volatilité qui introduisait une incertitude mortelle dans les modèles d'affaires et les entreprises voulaient récupérer, sous forme de productivité, la hausse des salaires concédée en 1968.

Or l'informatique apparaissait comme un recours. Les terminaux l'avaient fait sortir des mains des informaticiens pour l'offrir sur tous les bureaux. Des voyages aux États-Unis et la lecture de quelques livres avaient convaincu certains dirigeants de l'importance des systèmes d'information.

Pierre Nora et Alain Minc, qui avaient du flair, publièrent dès 1978 L'informatisation de la société. Bertrand Gille publia la même année une Histoire des techniques qui découpe l'histoire en périodes caractérisées chacune par un système technique, synergie de quelques techniques fondamentales.

Alors que la première révolution industrielle (1775) s'appuyait sur la mécanique et la chimie et que la deuxième (1875) leur avait ajouté une énergie commode avec l'électricité et le pétrole, la troisième révolution industrielle s'appuie, dit Gille, sur une synergie radicalement nouvelle : elle met en œuvre la synergie de la microélectronique, du logiciel et de l'Internet.

Chacune de ces révolutions a fait émerger un monde nouveau, chacune a eu des conséquences qui outrepassent son contenu technique pour s'étendre à tous les domaines de l'anthropologie : économie, psychologie des individus, sociologie des pouvoirs et des classes sociales, philosophie en tant que technique de la pensée, métaphysique des valeurs et des choix fondamentaux.

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Quelles sont les conséquences de l'informatisation ?

Il est difficile, pour un adolescent d'aujourd'hui, de se représenter ce qu'a pu être la vie dans un monde sans téléphones mobiles, tablettes, Facebook, iTunes etc. L'Internet a supprimé nombre des effets de la distance géographique, l'informatisation de la logistique des containers a pratiquement annulé le coût du transport des biens non pondéreux. Le monde est redoublé par son image dans le cyberespace. L'ensemble des documents (textes, sons, images) est accessible à chacun sous la seule contrainte de ses habilitations.

La mécanisation n'a pas supprimé l'agriculture au XIXe siècle : elle l'a mécanisée. De même, l'informatisation ne supprime pas la mécanique, la chimie ni l'énergie : elle les informatise. Industrialiser, aujourd'hui, c'est informatiser.

Dans les entreprises les tâches répétitives physiques et mentales sont automatisées. L'emploi disparaît des usines pour se situer dans les tâches de conception qui précèdent la production et dans les services qui assurent la relation avec les utilisateurs : le cerveau-d’œuvre remplace la main-d’œuvre. Les produits sont des assemblages de biens et de services élaborés par un réseau d'entreprises partenaires. Un système d'information assure la cohérence de l'assemblage et l'interopérabilité du partenariat.

Dans les techniques fondamentales l'essentiel du coût de production est dépensé lors de la phase initiale de conception : celle d'un microprocesseur ou d'un système d'exploitation coûte une dizaine de milliards d'euros, puis leur reproduction en un nombre quelconque d'exemplaires ne coûte pratiquement rien.

Cette forme de la fonction de coût se répercute en cascade dans les produits qui utilisent ces techniques : ordinateurs, routeurs et passerelles informatiques, puis automobiles, avions et machines de toute nature. Le coût marginal étant faible ou négligeable, le rendement d'échelle est croissant. Les économistes savent que le marché obéit alors soit au régime du monopole, soit à celui de la concurrence monopolistique : c'est en fait ce dernier qui s'impose dans la plupart des secteurs.

Pour une entreprise, la stratégie consiste à établir un monopole sur une niche du marché à laquelle elle offrira la variété du produit qui lui convient. L'entreprise sera en position de monopole dans cette niche, de concurrence par les prix sur sa frontière. Ce monopole sera temporaire car les concurrents sauront agir : il faudra le renouveler par l'innovation.

L'équilibre de concurrence monopolistique est donc dynamique. Le découpage du marché ressemble plus à la surface d'un liquide en ébullition qu'à un pavage régulier en hexagones. L'essentiel du coût de production étant dépensé avant que l'entreprise n'ait reçu la première réponse du marché, c'est l'économie du risque maximum. La concurrence est mondiale et violente.

De ces phénomènes résulte l'anthropologie que fait émerger l'informatisation : l'entreprise informatisée ne peut pas traiter le cerveau-d’œuvre comme l'entreprise mécanisée avait traité la main-d’œuvre. Le secret d'une informatisation réussie réside dans la bonne articulation entre le cerveau humain et l'automate programmable ubiquitaire que fournit l'informatique. Le consommateur doit choisir selon le rapport qualité/prix du produit. Le corps humain lui-même s'informatise, le téléphone mobile étant le nœud d'un réseau de prothèses.

L'informatique réalise nombre des promesses ancestrales de la magie : les choses obéissent à la parole, la frontière qui les séparait de leur image est abolie par l'impression 3D.

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Chacune des révolutions industrielles a ouvert à l'action des possibilités nouvelles accompagnées de dangers nouveaux. Chacune a d'abord désorienté les esprits et déstabilisé les institutions dont l'organisation, les procédures et les habitudes de travail se trouvaient soudain obsolètes. Il n'est donc pas étonnant que les entreprises, et plus généralement les institutions, soient aujourd'hui si mal informatisées.

Les grands systèmes de la nation (santé, éducation, justice) sont sous-informatisés. Les entreprises raisonnablement informatisées sont peu nombreuses et presque toutes de création récente. Le système d'information des autres est une superposition de solutions techniques adoptées à des époques différentes, difficilement conciliables et dont la supervision et la sécurité sont étonnamment négligées.

Les économistes, dont la discipline est née avec l’œuvre d'Adam Smith (La richesse des nations, 1776), s'appuient encore sur le modèle de l'entreprise mécanisée. Beaucoup d'entre eux, échaudés par l'éclatement de la « bulle Internet » en mars 2000, croient d'ailleurs que l'informatique n'a plus rien à dire.

Beaucoup de dirigeants se font sottement gloire de n'y rien comprendre. « Tout ce que je sais de mon informatique, disent-ils, c'est qu'elle me coûte trop cher ». Dès notre première phrase un ministre nous a en 2010 coupé la parole lors d'une réunion pour s'exclamer « l'informatisation, c'est ringard ! ».

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Dans la Banque, les algorithmes s'empilent et personne – surtout pas leurs dirigeants – ne peut comprendre les effets de cet empilage. La puissance et l'ubiquité qu'apporte l'informatique ont altéré la sensation du risque à tel point que l'arbitrage rendement/risque, métier essentiel de la Finance, a fait place à la course au rendement. Il en est résulté, il en résultera des catastrophes.

L'informatisation apporte d'autres dangers encore. Les prédateurs, plus vigilants et plus rapides que les institutions, ont été les premiers à s'emparer de l'informatique. Le crime organisé s'en sert pour blanchir ses profits, puis acheter des entreprises légales qui sont par la suite très compétitives car elles n'ont plus de problème de trésorerie. Certaines banques se sont mises au service de l'abus de biens sociaux, de la fraude fiscale et de la corruption. Seuls les plus maladroits se font prendre.

« Trop d'information tue l'information », « l'automatisation tue l'emploi », « l'Internet tue le livre », etc. : ces dangers que certains évoquent avec gravité sont des épouvantails faits pour masquer les dangers réels dont quasiment personne ne parle. Le succès que « numérique » remporte malgré la pauvreté de son étymologie répond au désir d'ignorer l'informatisation.

Celle-ci est cependant un fait, et non une affaire d'opinion ni d'idéologie. Pour orienter et fédérer les volontés, la stratégie doit placer l'iconomie à l'horizon de sa perspective : pour sortir de la crise, il faut savoir où aller.

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