vendredi 23 mai 2014

L'éthique et l'iconomie

(Transcription de l'intervention au colloque « Éthique et Numérique, quels enjeux pour l'entreprise ? » organisé par le CIGREF le 28 mars 2014)

L'Institut de l'Iconomie est un petit organisme de recherche qui s'est donné pour but d'essayer d'enjamber l'épisode actuel, assez pénible, de transition et d'immaturité dont Jean-Marc Berlioz vient de nous donner quelques témoignages éclairants, pour se projeter dans le futur et essayer de voir où nous allons.

Il s'agit de voir ce que peuvent être une économie, une société, une entreprise, qui seraient parvenues à la maturité dans la nouvelle nature, le nouveau monde que fait émerger, l'informatisation : nous nommons "iconomie" la société qui, par hypothèse, serait parvenue à cette maturité.

Comment se la représenter, comment se représenter aussi les possibilités et les risques que comporte l'informatisation ? Comment contenir les risques, comment exploiter les possibilités ?

De la main-d’œuvre au cerveau-d’œuvre

Nous avons, sur ce thème, engagé une réflexion qui a conduit à des conclusions pratiques, notamment dans le domaine de l'éthique. On voit en effet, si l'on extrapole l'évolution pour se projeter dans le futur, que dans les entreprises les conditions de travail sont très profondément modifiées. Nous allons notamment vers une automatisation de toutes les tâches répétitives physiques et aussi mentales : les lawyers américains n'arrivent plus à facturer la recherche documentaire qui est maintenant faite par des ordinateurs. Ils ont ainsi perdu la possibilité de faire du chiffre sur des activités qui leur prenaient auparavant beaucoup de temps.

Nous voyons déjà la place prise dans les usines par des robots. Si l'on extrapole, on peut dire que la main-d'œuvre tend à être remplacée par du cerveau-d'œuvre. En effet quand toutes les tâches répétitives sont automatisées, qu'est-ce qui reste à faire ? Ce qui n'est pas répétitif, justement : les tâches qui demandent de l'initiative, qui exigent de savoir répondre à l'imprévu, de savoir traiter l'imprévisible auquel les entreprises sont naturellement toujours confrontées.

Ce remplacement de la main-d'œuvre par le cerveau-d'œuvre est un phénomène extrêmement profond. Mais attention : il ne faut pas confondre la main-d'œuvre avec le travail manuel. Un chirurgien ou un pianiste font un travail manuel, ils n'appartiennent pas à la main-d'œuvre.

La main-d'œuvre est en fait le rapport social qui s'est imposé dans le système productif, à partir du XIXe siècle, lorsque la production a été mécanisée. Il fallait alors compléter l'action des machines par l'intervention du corps humain. Le corps humain a été alors conçu comme un appendice de la machine à laquelle il apportait des compléments en réalisant des tâches que la machine n'était pas capable d'exécuter, ou qu'il aurait été trop coûteux de mécaniser.

On a bien sûr déploré aux XIXe et XXe siècle cette mécanisation du corps humain et la dépersonnalisation qui l'accompagnait, même si l'on reconnaissait que la mécanisation apportait une forte augmentation de la productivité.

Dans le rapport social qu'est la main-d'œuvre, l'existence du cerveau de l'opérateur est niée : l'entreprise lui demande d'exécuter le plus rapidement et le plus efficacement possible un geste machinal, mais elle ne considère pas son cerveau comme une ressource intéressante.

Quand l'entreprise remplace la main-d'œuvre par le cerveau-d'œuvre, elle libère un potentiel qui existait dans la main-d'oeuvre mais qui n'était pas utilisé.

Quelle est la nature exacte de ce potentiel ? Le cerveau humain est une ressource naturelle : chaque être humain naît, sauf handicap, avec un cerveau en état de marche, fait pour apprendre tout ce qui peut s'apprendre.

Cette ressource naturelle est illimitée car il n'existe pas de limite à ce qu'un être humain peut apprendre, comprendre et savoir faire. Certes, il faut que l'être humain travaille pour apprendre et ce qu'il accomplira dans sa vie sera limité, il en est de même pour toute ressource naturelle : extraire une molécule de pétrole demande du travail et elle n'accomplira qu'une des fonctions possibles du pétrole (carburant, lubrifiant, matière plastique etc.).

La mise en œuvre du potentiel naturel illimité que possède le cerveau humain ne devrait-elle pas être prise en considération par ceux qui se soucient de l'épuisement des ressources naturelles, notamment de l'énergie d'origine fossile ? Il se peut qu'ils sous-estiment la puissance néguentropique, la négation de l'entropie et de la thermodynamique que peut apporter le déploiement des capacités mentales de l'être humain, telles qu'elles se manifestent par exemple dans la programmation des ordinateurs comme dans l'organisation des entreprises.

Cependant le cerveau d'un être humain est un organe bien plus délicat que son corps ou sa main. C'est l'endroit où réside la mémoire, où réside la personnalité. Quelqu'un qui travaillait dans une usine en accomplissant des tâches répétitives pouvait penser à autre chose tout en agissant machinalement : à ses amis, à ses amours, à ses vacances. Il était libre intérieurement.

Quelqu'un dont le cerveau est engagé dans l'action productive mobilise sa ressource la plus intime, la plus personnelle. Il faut prendre la mesure des questions que cela soulève.

L'entreprise ne pourra pas en effet traiter le cerveau-d'œuvre comme elle a pu traiter la main-d'œuvre.

Le rapport social de la main-d'œuvre est hiérarchique : l'entreprise indique à l'opérateur ce qu'il doit faire, et elle attend de lui qu'il s'exécute sans discuter.

L'étymologie du mot hiérarchie est hieros et arché, ce qui veut dire « pouvoir sacré ». Il désigne dans le droit canon le pouvoir de l'évêque dans son diocèse. Un caractère sacré est ainsi conféré à la fonction de commandement : c'est un héritage de cette histoire de l’Église qui a été la matrice de toutes les organisations en Europe.

Mais c'est une usurpation car la fonction de commandement, fonction bien sûr spéciale et aussi nécessaire qu'utile, n'est pas légitime pour revendiquer le caractère sacré car celui-ci ne doit être attribué qu'à ce à quoi on est prêt à consacrer sa vie et, s'il le faut, à la sacrifier. Or pourtant c'est ce qui s'est passé avec le rapport social de la main-d'œuvre.

Le rapport social du cerveau-d'oeuvre implique de désacraliser la fonction de commandement, de lui ôter cet oripeau qu'elle a usurpé, pour en faire une fonction certes respectable, mais ni plus ni moins respectable que les autres fonctions.

Mais qu'allons-nous faire avec notre cerveau ? Que va faire le cerveau d'œuvre ?

Les tâches répétitives étant automatisées, il va faire ce qui n'est pas répétitif.

Il va s'occuper de la conception des nouveaux produits, de l'organisation, de l'invention, de l'innovation. Il va faire le design et le marketing des nouveaux produits, concevoir et programmer les automates, organiser les processus productifs et monter les ingénieries d'affaire.

Puis l'automate va fonctionner pour assurer les tâches répétitives. Il faudra que le cerveau-d'oeuvre assure sa maintenance et sache aussi le superviser, car il ne faut jamais laisser un automate agir tout seul : il est fragile, sujet à des pannes ou à des incidents, les logiciels comportent toujours des bogues que l'on n'a pas su déceler.

Le cerveau-d'oeuvre va aussi s'occuper du monde extérieur à l'entreprise, sur lequel son organisation n'a pas de prise et dont les évolutions sont largement imprévisibles. Il va s'occuper de la relation avec les clients, fournisseurs et partenaires, ainsi que de la veille technologique et concurrentielle.

La relation avec les clients devient primordiale dans l'économie informatisée, car ils ont besoin d'information ou même de formation pour pouvoir choisir la variété du produit qui leur convient le mieux, pour savoir aussi l'utiliser en tirant parti de fonctionnalités de plus en plus riches et souvent complexes. Il faut savoir répondre à leurs questions, assurer la maintenance de leurs installations, recycler et remplacer le produit parvenu en fin de durée de vie, etc.

Ainsi, alors que l'emploi est pratiquement sorti des usines automatisées, il se redéploie dans les tâches qui préparent le futur (conception des produits, organisation, programmation) et celles qui assurent la relation avec l'extérieur, notamment avec les clients.

Dans les deux cas, le cerveau-d'oeuvre se trouve mis en relation avec la nature dans laquelle l'entreprise baigne, et sous les deux dimensions physique et psycho-sociale de cette nature. Il rencontre la nature physique lorsqu'il conçoit les biens et qu'il programme les automates, la nature psycho-sociale lorsqu'il anticipe les besoins des clients et organise les services.

Étant en contact avec l'extérieur de l'entreprise, le cerveau-d'oeuvre lui apporte des enseignements utiles. Ceux qui sont en relation avec les clients, par exemple, apportent des informations sur les besoins et suggèrent des évolutions dans la qualité des produits. Mais l'entreprise ne pourra en bénéficier que si elle sait les écouter.

C'est là un point crucial. Un cerveau humain qui sait ou croit que personne ne l'écoute cesse en effet bientôt de fonctionner : son potentiel est stérilisé. Quelqu'un qui, par exemple, apporte à son entreprise un compte-rendu d'incident instructif, qui pourrait amener à redéfinir la façon dont on fabrique un produit ou dont on le commercialise, et qui sent que personne n'écoute ce qu'il a à dire, finira par penser : « Qu'ils se débrouillent, après tout ! ». Et il arrêtera de rapporter des informations de ce genre parce qu'il sait que c'est inutile.

Le commerce de la considération

La clé du rapport social avec le cerveau-d'oeuvre, c'est ce que nous appelons le commerce de la considération. Accorder de la considération à quelqu'un, c'est écouter ce qu'il est en train de dire en faisant un effort sincère pour comprendre ce qu'il veut dire.

Cela veut dire que dans l'entreprise, où cohabitent plusieurs spécialités qui sont autant de corporations entourées de forteresses défensives (notamment nos informaticiens, nous le savons bien), il faut que chacun sache sortir de sa forteresse pour écouter ce que dit l'autre en faisant l'effort de traduire ce que l'autre a dit dans son propre langage pour pouvoir l'assimiler et le comprendre.

Le commerce de la considération est une exigence éthique, mais non pas au sens de la morale un peu niaise qui s'exprime par des phrases comme « soyons bons les uns avec les autres, aimons-nous les uns les autres, etc. » Non : cette exigence est désormais une contrainte pure, dure et réaliste de l'efficacité.

Si l'entreprise de l'iconomie ne pratique pas le commerce de la considération, elle ne pourra pas fonctionner, ou elle fonctionnera mal, elle connaîtra de ces dysfonctionnements dont M. Berlioz a donné quelques exemples. Ces dysfonctionnements, nous le savons, sont très fréquents : nous les voyons dans les conduites de projet et dans toutes les relations dans l'entreprise.

On voit aussi apparaître autre chose : la condition pratique de l'efficacité réside la réussite de l'alliage très étrange, très nouveau, que l'iconomie noue entre le cerveau humain, qui engage dans l'action productive ses ressources de compétence, et l'automate programmable que fournit l'informatisation.

Comment réussir cet alliage ? Le système productif a réussi, naguère, l'alliage de la main-d'œuvre et de la machine, au prix toutefois d'un gaspillage des ressources mentales de l'être humain. Là, maintenant, il nous faut réussir l'alliage du cerveau compétent avec l'automate programmable.

Beaucoup de choses très mystérieuses se passent autour de l'interface, cette chose étrange qu'est l'écran/clavier, placé devant chaque opérateur et qui lui donne accès au système d'information.

Dans les entreprises qui me demandent d'expertiser leur système d'information la première chose que je fais, c'est d'aller sur le terrain m'asseoir à côté des opérateurs et regarder ce qui se passe entre eux et l'écran/clavier. C'est très instructif.

Je prends des notes que je me fais un plaisir de lire devant le comité de direction. Je dis à des dirigeants qui ne connaissent pas le terrain : « Voilà comment cela se passe, voilà ce que disent les gens des outils que l'entreprise met à leur disposition, de ces malheureux PC sous-dimensionnés qui les obligent à faire de la ressaisie manuelle, etc. ».

Ce qui se passe autour de l'interface entre le cerveau et le système d'information mérite toute notre attention et, pour le coup, c'est une exigence éthique. Il faut relire le livre de Taylor (1911) sur l'organisation scientifique du travail. C'était quelqu'un d'extrêmement respectueux envers les ouvriers : il avait le plus grand respect pour le maçon qui construit le mur de briques, pour le manœuvre qui porte des charges lourdes ou qui manipule la pelle pour déplacer un tas.

Le taylorisme a certes connu des dérives déplorables parce que les recommandations de Taylor n'ont été suivies qu'en partie. Mais le principe de sa démarche est très intéressant. Il nous faudrait un nouveau Taylor, qui soit aussi attentif qu'il l'a été à cette interface homme/machine et nous aide à comprendre, à connaître vraiment ce qui se passe dans la relation entre le cerveau humain et l'automate. Nous devons pratiquer le commerce de la considération envers l'homme au travail, placé en face du système d'information.

Quelques mots encore sur ce commerce : il faut que ce soit un vrai commerce, c'est-à-dire un échange.

Quand vous donnez votre considération à quelqu'un, vous amorcez l'échange en écoutant ce qu'il dit, en le respectant en tant qu'individu qui s'exprime. Mais si l'autre ne vous rend pas la considération en vous écoutant à son tour, il faut évidemment retirer l'amorce. On ne peut pas se comporter d'une façon respectueuse envers quelqu'un qui ne rend pas le même respect en retour.

Il faut que le commerce de la considération soit un échange équilibré entre les diverses spécialités de l'entreprise, les diverses personnes de l'entreprise, entre l'entreprise et ses partenaires - cela remet en question le rapport de sous-traitance - entre l'entreprise et ses salariés, entre l'entreprise et ses clients.

Voilà l'exigence éthique que je voulais exposer devant vous aujourd'hui.

6 commentaires:

  1. Cher Michel
    Pourquoi employer le mot de commerce pour parler d'échange et d'écoute ? surtout à l'intérieur de l'entreprise où les relations n'ont pas pour but de faire du profit ?
    Aussi qu'entends-tu par écoute notamment vis à vis de la prise de décision d'un dirigeant/manager ?
    Merci
    Olivier Piuzzi

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    1. "Commerce" peut désigner des relations entre personnes ("avoir un commerce agréable"). "Echange" a des connotations sentimentales que "commerce" ne comporte pas.
      Le commerce de la considération est une relation de cerveau à cerveau. La décision d'un dirigeant doit, comme toute autre parole, "être écoutée en faisant un effort sincère pour comprendre ce qu'il veut dire" - ce qui diffère de la position du garde-à-vous où, comme disait Lyautey, "les talons se joignent et la cervelle se vide".

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  2. @Olivier - pourquoi le commerce (le mot et la fonction) serait-il incompatible avec l'échange et l'écoute ?

    Dans notre culture française le commerce est encore trop souvent considéré - explicitement, implicitement ou inconsciemment - comme un métier de peu de noblesse. Ou alors, pour l'anoblir on le dote de titres pompeux : ingénieur commercial, chargé d'affaires, responsable développement, responsable grand compte, directeur commercial... jamais vous ne verrez le mot "vendeur" sur une carte de visite, tout au plus "agent commercial" (dans ce cas c'est un statut). Je n'oublierai pas toutes nos écoles qui forment à la fonction commerciale - mais surtout au management et à la direction d'entreprises - comme HEC. Je sais bien que, malheureusement, certains commerciaux sont de fieffés malins, filous voire arnaqueurs, mais il y en a aussi qui font honnêtement leur métier.

    Ce désamour qu’à la France pour la fonction commerciale est lié à notre histoire. Avant 1789, la noblesse (chrétienne) ne devait pas exercer les métiers de commerçant et d’usurier (pour celui-ci c’était une charge portée par les juifs et les protestants). Les nobles pouvaient seulement faire du commerce avec nos colonies… et oui c’était une problématique de religions. D’ailleurs la machine catholique s’y entendait pour être un gros, très gros collecteurs de deniers. C’était très facile avant l’imprimerie, car l’illettrisme entretenait l’ignorance et il était facile de faire « commerce » des gratitudes de l’église... Et ce n’est pas sans raison que l’imprimerie (1454) s’est développée en même temps que le protestantisme, qui était aussi la période de la renaissance.

    Je combats le déni (de l’utilité) de la fonction commerciale. Je le combats d’autant plus que c’est l’enjeu majeur de la société française : si nous avions plus de commerçants et business man/woman à l’assemblée et dans nos instances dirigeantes on gèrerait mieux les priorités. Sachons écouter les entreprises : leur problème essentiel c’est leur carnet de commandes. Une fois ce problème résolu, l’emploi sera résolu.

    Et je ne peux pas m’empêcher de souligner que l’informatique (cf. internet) est – au moins – à l’échelle planétaire ce que l’imprimerie a été au niveau européen. Et le numérique est un formidable levier pour permettre à toutes les nations de développer leurs échanges. Là aussi la France a une propension à faire – par populisme – un déni de la globalisation (malheureusement confirmé par les résultats des élections européennes d’hier). Mais heureusement nous avons des apôtres qui défendent cette vision, notamment Pascal Lamy (Quand la France s'éveillera, mars 2014) et des iconomistes comme Christian Saint-Etienne (France : état d’urgence, janvier 2013) sans oublier Michel Volle (iconomie, mars 2014).

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  3. "non pas au sens de la morale un peu niaise qui s'exprime par des phrases comme « soyons bons les uns avec les autres, aimons-nous les uns les autres, etc. » Non : cette exigence est désormais une contrainte pure, dure et réaliste de l'efficacité."

    Si c'est une contrainte, cela ne va-t-il pas justement à l'encontre de la sincérité de la démarche de la considération ? Ne faut-il pas une dose minimale d'amitié désintéressée que vous jugez niaise ? Car l'objectif semble ne plus être l'autre mais l'efficacité (bien que l'efficacité puisse en bout de course profiter à l'autre).

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    1. Le commerce de la considération est condition nécessaire de l'efficacité. Il facilite certainement la profondeur des rapports personnels et donc l'émergence de l'amitié, mais il ne convient pas de voir dans celle-ci une condition préalable de la considération.

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  4. Je me suis peut-être fourvoyé : la mission de l'entreprise est effectivement de produire des choses (biens ou services) efficacement.

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