lundi 20 avril 2015

Werner Heisenberg, La partie et le tout, Flammarion, 2010

L'essentiel de ce livre est consacré à la reconstitution de conversations entre Heisenberg et ses collègues physiciens. Étant écrite, cette reconstitution n'a pas le naturel du langage parlé et il se peut que les idées attribuées aux interlocuteurs soient plus cohérentes, plus construites qu'elles ne l'étaient sur le moment.

Il fallait mentionner cette réserve mais au fond elle a peu d'importance car l'on perçoit fort bien, à travers l'artifice de la conversation reconstituée, le caractère et le point de vue de chacune de ces personnes ainsi que les difficultés qu'elles ont rencontrées dans la mise au point de la physique nucléaire.

Heisenberg désigne par leur prénom celles dont il a été le plus proche : Niels Bohr, Carl Friedrich von Weizsäcker et Wolfgang Pauli. Bohr est extrêmement sympathique : plus âgé que les autres, il est bienveillant envers eux, modeste et profond. Weizsäcker est plus préoccupé par la philosophie que par la physique, Pauli est intraitable et possède un tempérament de feu. Un autre ami talentueux de Heisenberg, le jeune Hans Euler, désespéré par le nazisme, entre dans la Luftwaffe pour y chercher et trouver la mort.

Tous ont eu conscience d'être sur le front de taille de la science, sur la frontière qui sépare le connu de l'inconnu. Les paradoxes apparents de la mécanique quantique les amènent à s'interroger : qu'est-ce que comprendre ? quel est le rapport entre la théorie et la pensée ? qu'est-ce que l'observation d'un phénomène ? quelle est la fonction du langage ? Ils construisent leur théorie par tâtonnement, en proposant des formalismes imparfaits qu'ils soumettent à la critique et perfectionnent progressivement.

Tous sont sérieux et passionnés, conscients d'ouvrir un nouveau champ de connaissance : les propriétés des atomes et des molécules recevant une explication, la chimie cesse d'être un catalogue de recettes pour devenir elle aussi une science hypothético-déductive.

Mis à part Bohr, qui est danois, ce sont des Allemands qui appartiennent à la belle Allemagne cultivée que le nazisme a tenté de détruire. La personne de Hitler leur répugne et ils détestent les nazis qui ont chassé de l'Université d'excellents scientifiques juifs. Ils doivent d'ailleurs se défendre contre les partisans d'une prétendue « science allemande » qui reprochent à la théorie de la relativité et la mécanique quantique d'être des « sciences juives ».

J'ai lu attentivement les passages où Heisenberg dit avoir été opposé au nazisme. On peut certes le soupçonner de réécrire son passé tout comme nous autres Français réécrivons le nôtre : beaucoup de gens ont oublié après la Libération l'admiration qu'ils avaient éprouvée pour Pétain...

Un passage m'a cependant paru probant (p. 284) : celui où il décrit son désespoir lorsque, se trouvant en janvier 1937 dans les rues de Leipzig, les maisons lui semblent irréelles comme si elles avaient déjà été détruites, et les gens transparents « comme s'ils avaient déjà quitté le monde matériel » : il voit que la guerre est inévitable et il sait que l'Allemagne sera vaincue parce que sa puissance industrielle est très inférieure à celle des pays qu'elle se prépare à combattre.

Alors qu'il aurait pu comme beaucoup d'autres s'installer aux États-Unis, Heisenberg décide de rester dans son pays pour « rassembler des jeunes gens autour de moi et leur faire traverser la catastrophe sans dommage, si possible, puis tout reconstruire une fois la catastrophe terminée ».

Otto Hahn découvre à la fin de 1938 la fission de l'uranium : la possibilité de produire de l'énergie avec des réactions nucléaires apparaît alors ainsi que celle, inquiétante, de la bombe atomique. Cette dernière demanderait cependant un effort industriel démesuré et un délai qui ne se concilie pas avec la doctrine stratégique en vigueur, qui prévoit une guerre courte : seules les applications civiles de l'énergie nucléaire feront donc chez les Allemands l'objet de recherches, et les physiciens seront heureux de ne recevoir aucune autre demande de la part des nazis.

Heisenberg informe Bohr à mots couverts, à l'automne 1941, de la possibilité d'une bombe atomique. Bohr, dont le pays est alors occupé par les Allemands, est tellement effrayé par ces allusions « qu'il ne fut pas en mesure de comprendre ce qui était à mes yeux le plus important, à savoir qu'une telle fabrication exigeait un énorme effort technique » (p. 311). Cette conversation ambiguë, s'ajoutant à sa décision de rester en Allemagne, fera par la suite douter certains des intentions véritables de Heisenberg.

*     *

La lecture de ce livre m'a fait réfléchir à ma relation avec la mécanique quantique. Lorsque l'on est armé pour évaluer la solidité logique de la théorie et évaluer sa conformité à l'expérience, ses paradoxes s'évanouissent car on comprend qu'ils résultent, comme ceux de Zénon d'Élée, de l'imprécision du langage naturel.

Le cours de mécanique quantique que j'ai subi en 1961 était cependant rigoureusement incompréhensible. Seuls quelques camarades privilégiés, dotés de capacités extraordinaires ou, plus vraisemblablement, déjà instruits par un membre de leur famille, pouvaient vraiment le comprendre : nous n'avions pas acquis auparavant les outils mathématiques nécessaires et la théorie abstraite de la mesure n'avait pas pu suffire à former notre intuition à l'approche probabiliste de la nature, qui exige un apprentissage spécial.

Mais le fait que le cours soit incompréhensible ne semblait pas gêner certains des autres camarades. « Magister dixit, ce que le maître dit est sûrement vrai, semblaient-ils penser. Il ne s'agit pas de comprendre mais d'avaler : il n'y a qu'à classer tout ça dans sa mémoire pour l'en ressortir lors des examens ».

L'apprentissage des langues et celui des mathématiques, ou de la physique, demandent des attitudes différentes. Il faut pour apprendre une langue assimiler un vocabulaire et des règles que justifie leur simple existence. En mathématiques, par contre, ce que l'on apprend doit avoir une justification logique : les axiomes ne doivent pas se contredire, les théorèmes doivent être démontrés, les uns comme les autres doivent répondre à une intention qui leur confère un sens (auquel les professeurs refusent trop souvent de faire allusion). La physique ajoute à ces exigences celle de la conformité à l'expérience, et en outre sa pratique suppose de maîtriser l'art des approximations.

Je soupçonne ces camarades dociles d'avoir eu pour seul but les bonnes notes et pour seul idéal la carrière de dirigeant qui leur permettrait de « devenir quelqu'un ». Il leur a donc suffi de gober le cours de mécanique quantique comme si c'était un cours de langue, d'avaler l'équation de Schrödinger comme s'il s'agissait d'une règle de grammaire. Si ces bêtes à concours avaient vraiment eu le goût des sciences, elles auraient refusé d'apprendre ce qu'elles ne pouvaient pas comprendre.

2 commentaires:

  1. A propos d'Heisenberg, j'ai beaucoup aimé le livre de Jérome Ferrari : "Le principe", centré sur sa personnalité. C'est le contraste entre la fraternité scientifique des années 20, 30 de ces incroyables congrès Solvay qui réunissait tous les génies de l’époque : Marie Curie, Max Planck, Louis de Broglie, Niels Bohr, Heisenberg, Schrödinger, Wolfgang Pauli, Einstein, Dirac. La plupart était allemand ou autrichien. À même pas 30 ans, ils inventaient la physique du XXème siècle et même celle du XXIème : on vit toujours sur leurs théories. Puis l’orage nazi arrive. Les savants juifs sont chassés, souvent dans l’indifférence de leurs collègues qui voient des places se libérer. Certains, et pas des médiocres savants : deux prix Nobel aussi, moins connus : Von Lenard, Johannes Stark, vont jusqu’à promouvoir une physique allemande, aryenne opposés à la physique juive. Heisenberg n’était ni juif, ni nazi, ni nationaliste d’ailleurs. Il croyait encore vivre dans une Athènes scientifique, celle qu’il avait connu dans les congrès Solvay. On ne sait pas vraiment, Jérôme Ferrari laisse l’indécision, quel fût son rôle pendant la période nazie. Il poursuivait des recherches, sans trop y croire. La fabrication d’une bombe lui paraissait hors de portée. Avec son équipe, ils n’avaient pas de budget, n’en réclamaient pas. En fait, on a l’impression que lui et ses collègues restés en Allemagne se sont mis à l’abri, profitant de leur statut d’hommes de science prestigieux pour bricoler dans leurs laboratoires en attendant que ça se passe. Ils ont vécu, comme Sieyès pendant la révolution, comme Monsieur Martin en France, ni héros ni salaud.
    Ils furent bien surpris en 1945 d’apprendre que les Américains avaient réussi ce qu’ils croyaient impossible. Surpris, épouvanté et jaloux à la fois. Et non, ce n’étaient pas du tout ce qu’ils préparaient dans leurs laboratoires. Les Anglais avaient beau avoir posé des micros partout pour espionner leurs conversations, ils n’en tireront rien. Ils avaient tous convenu d’une version à laquelle ils finiront par croire, de travaux innocents qui n’aboutissaient pas, qui n’intéressaient personne, sûrement pas les militaires allemands. Ils avaient été inutiles, maintenant ils étaient dépassés. On les libéra au bout de six mois. Leurs carrières étaient finies, leur gloire ternie. Heisenberg meurt en 1976, oublié.

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    1. J'ai vu le livre de Ferrari, mais j'ai préféré lire Heisenberg à la source.

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