vendredi 31 juillet 2015

Grèce-Allemagne, le divorce

L'hostilité des Allemands envers la Grèce a des raisons profondes. Il s'agit de quelque chose de bien plus important que l'argent1 : c'est un divorce. Une relation jadis amoureuse a fait place au mépris et à la haine.

À la Renaissance, quand le sentiment national prend forme, la France catholique s’inspire de Rome. Par contre les réformateurs allemands emmenés par Luther combattent Rome et quand la nation allemande émerge au XIXe siècle elle se tourne vers la Grèce antique à laquelle les Allemands comparent leur pays : l'un comme l'autre sont composés d'une multitude de cités indépendantes, mais unies par la langue et la culture2.

Winckelmann (1717-1768) avait admiré la clarté et la pure beauté de l'art classique grec. Hölderlin (1770-1843) a comparé l'Allemand (« barbare, terne, sans grâce ») à un Grec idéalisé (« l'homme véritable, libre, divin, doué pour l'amour, la beauté et la grandeur »). Il en est résulté une surévaluation du peuple grec, considéré comme un rassemblement de génies.

Les penseurs allemands – Goethe, Hegel, Nietzsche, Heidegger – ont fait de cette Grèce leur patrie. Les linguistes ont voulu croire que le grec et l'allemand étaient, au fond, la même langue : « nous sommes des Grecs », ont-ils affirmé, « la civilisation et la pensée sont nées en Grèce et l'Allemagne est son héritière légitime ».

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Ces « héritiers » ont commis nombre de contresens. L'architecture grecque, telle qu'ils la conçoivent, se dessine selon des lignes verticales et horizontales : c'est ignorer le dynamisme que lui confèrent de subtiles courbures. Comme ils ne voient dans la statuaire grecque que la reproduction exacte du corps humain athlétique, ils ignorent l'élan que lui procure une torsion elle aussi subtile.

Il en est résulté en Allemagne, comme chez nous avec l'église de la Madeleine, de froids pastiches de l'art grec : ils culmineront dans l'architecture d'Albert Speer et dans la sculpture d'Arno Breker.

Dans la foule des érudits allemands qui ont assidûment étudié les Grecs rares sont ceux qui comme Nietzsche on su percevoir, à travers la lecture des textes, le mouvement d'une pensée que l'écriture déguise autant qu'elle ne la révèle. La rigueur et la logique qu'ils croient avoir héritée des Grecs anciens (et qu'ils prétendent imposer aux Grecs d'aujourd'hui) ne sont, elles aussi, que de raides et froids pastiches.

Dire par exemple, comme s'il s'agissait d'une évidence, que « le débiteur doit (logiquement et moralement) rembourser sa dette », c'est tourner le dos à l'histoire comme à la logique économique : la première enseigne que nombre de dettes n'ont jamais été remboursées, la deuxième implique que le risque pris par le créancier (et que rémunère la « prime de risque ») se manifeste de temps à autre par une perte.

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Les nazis croyaient que les Grecs étaient des Germains qui avaient migré du Nord vers le Sud. « Notre passé, ce sont les Grecs », disait Hitler.

Lorsqu'en 1941 la Wehrmacht a envahi la Grèce les SS ont cependant découvert que les Grecs n'étaient pas de grands nordiques blonds aux yeux bleus et au corps athlétique, mais de « petits levantins crépus ». Ils en ont déduit que les Grecs d'aujourd'hui étaient le produit d'une dégénérescence raciale : c'est l'une des explications de l'extrême brutalité de l'occupation allemande de la Grèce.

Aujourd'hui encore cette image prévaut chez un historien allemand comme Heinz A. Richter : après le sommet de l'antiquité la Grèce est, dit-il, devenue un morceau isolé puis plusieurs fois colonisé du sud-est de l'Europe. Il en serait résulté une culture du clientélisme, du patriarcat, sous laquelle ne peuvent exister ni un État, ni des partis politiques au sens moderne du mot.

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Les Allemands ont jadis aimé la Grèce antique sans la comprendre : leur amour enveloppait un malentendu. Leur rencontre avec la Grèce contemporaine a provoqué une déception (Enttäuschung) et un divorce puis une haine qui, elle aussi, résulte d'un malentendu. Ils ont alors cédé à la tentation de substituer à l'image de l'Autre une caricature grimaçante.

Goethe (1749-1832) a su admirer et aimer la façon de vivre des Italiens, si différente de celle qu'il avait connue en Allemagne : il décrit dans Italienische Reise la nouvelle naissance, Wiedergeburt, que ce voyage lui a procurée. La haute culture allemande est donc capable de subtilité dans la compréhension d'autrui mais elle est naturellement aussi rare en Allemagne que ne l'est en France la haute culture française – peut-être même plus rare, car le nazisme a tout fait pour la détruire.

Ceux des Allemands qui se laissent aller à mépriser les autres peuples, du haut d'une réussite économique qui durera ce qu'elle durera, doivent cependant se rappeler que le mépris se rembourse avec un taux d'intérêt élevé.
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1 Ce texte s'appuie sur Ulrich Fichtner, Nils Minkmar, Alexander Smoltczyk, « Kein Weg, kein Wille », Der Spiegel, 11 juillet 2015, et aussi sur l'article cité dans la note suivante.
2 Philippe Douroux, « Johann Chapoutot, "Pour les Allemands, les Grecs d’aujourd’hui ne sont pas à la hauteur des Grecs anciens" », Libération, 15 juillet 2015.

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