lundi 17 octobre 2016

L'intérêt général confronté à la transition numérique

(Contribution à un ouvrage prochainement publié par le cercle Turgot sous la direction de Claude Revel)

Résumé

Le « numérique » est le nom qui a été donné à l'informatisation de la société dans les années 2010. Il est caractérisé par l'automatisation des tâches répétitives dont résulte une transformation de la nature des produits, des processus de production, du travail, du régime de concurrence et de la mission du régulateur, ainsi qu'une montée de la délinquance financière. L'intérêt général exige de soutenir les entrepreneurs et de réprimer les prédateurs.

"Digital" is the name that was given in the 2010s to the computerization of society. It is basically characterized by the automation of repetitive tasks, which led to fundamental changes in the nature of products, in the production processes, in the employment and in the competition regime, as well as to a rise in financial crime.As a result, the mission of the regulator is more than ever to ensure a fair and durable development, and particularly in that context to support entrepreneurs and to punish predators.

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Le numérique transforme la nature à laquelle sont confrontées les intentions et les actions humaines : l'Internet a supprimé nombre des effets de la distance géographique et l'ensemble des ordinateurs en réseau constitue un gigantesque automate programmable, logiciels et documents étant accessibles à l'utilisateur via l'interface que procurent un poste de travail, une tablette, un téléphone mobile.

Dans les entreprises l'acteur est le couple que forment l'individu et cet automate, l'être humain augmenté. L'automate a vocation à accomplir les tâches répétitives physiques ou mentales : dans les usines des robots remplacent la main d'oeuvre à qui l'on demandait naguère de répéter un geste de façon réflexe, des logiciels accélèrent le travail des biologistes et des juristes, des simulateurs facilitent celui des architectes et des ingénieurs1.

La transformation du travail

Restent à l'être humain ce qui ne peut pas être programmé : la création d'idées et de produits nouveaux, la relation avec d'autres êtres humains. La main d'oeuvre fait ainsi place dans l'emploi à un cerveau d'oeuvre, la force de travail change de nature.

Nombre d'emplois disparaissent tandis qu'émerge un besoin de compétences nouvelles. La crise de transition qui en résulte est analogue à celle qu'a provoquée la mécanisation qui a, au début du XIXe siècle, frappé d'obsolescence les méthodes artisanales de filature et de tissage. Le plein emploi de la force de travail n'est pas impossible mais il exige une redéfinition des compétences.

Le numérique transforme en effet les produits : un constructeur automobile, par exemple, ne produit plus des voitures mais l'assemblage formé par la voiture et les services qui permettent de l'utiliser : location ou financement d'un prêt, entretien, réparations, assurance, etc. De façon générale chaque produit est désormais un assemblage de biens et de services dont un système d'information assure la cohésion.

La production de cet assemblage est le fait d'un réseau de partenaires dont la coopération et l'interopérabilité sont assurées là encore par un système d'information : le numérique est devenu le pivot stratégique de l'entreprise.

La conception d'un produit est aussi l'ingénierie de sa production (définition et programmation des automates, organisation des services, montage du partenariat) : cet investissement, qui exige l'« esprit de géométrie » dont a parlé Pascal, s'accumule sous la forme d'un stock de « travail à effet différé », d'un capital.

Les services que le produit comporte exigent la compétence relationnelle, la capacité de répondre à des imprévus et d'interpréter des cas particuliers, l'« esprit de finesse » qui s'exprime dans un « travail à effet immédiat ». Telles sont les deux formes de travail qui s'offrent au cerveau d'oeuvre.

Un nouveau régime du marché

L'essentiel du coût de production est dépensé lors de l'investissement initial, avant la vente du premier exemplaire du produit et avant la perception des initiatives de la concurrence : l'économie informatisée est l'économie du risque maximum. Le partage de la production avec un réseau de partenaires permet de le contenir.

Le « coût fixe » initial étant important, le rendement d'échelle est croissant. Les conditions de la concurrence parfaite ne sont donc pas respectées : le marché obéit soit au régime du monopole naturel, soit plus souvent à celui de la concurrence monopolistique. Sous ce dernier régime chaque entreprise doit différencier les attributs qualitatifs de son produit afin de conquérir un monopole sur un segment des besoins.

Il en résulte une satisfaction accrue des utilisateurs : la croissance qualitative peut se concilier avec une sobriété quantitative qui réponde aux exigences de l'écologie.

Comme on ne peut assigner aucune limite physique à la croissance en qualité, le plein emploi est possible à condition que le système éducatif réponde aux exigences de l'économie numérique, que le discernement des utilisateurs réponde à la diversification qualitative des produits.

La montée des risques

Pour se prémunir contre les risques, les entreprises sont tentées par des procédés violents : corruption des acheteurs, espionnage des concurrents, débauchage des compétences, etc.

L'informatisation a par ailleurs fourni des armes à la finance : la suppression de la distance permet aux banques d'agir instantanément sur le marché mondial, des algorithmes leur permettent de rivaliser de subtilité et d'opposer un mur de complexité à d'éventuelles enquêtes. Le sentiment du risque ayant été effacé, la recherche du rendement n'a plus de borne.

Il en est résulté un dérapage vers la délinquance dont témoignent l'affaire des subprimes2 et les Panama Papers : des banques ont été prises en flagrant délit d'aide à la fraude fiscale et au blanchiment, le trading de haute fréquence est l'occasion d'un délit d'initié systémique3.

« Produire de l'argent » sous la contrainte « pas vu, pas pris » est devenu la règle. La prédation4, qui consiste à s'emparer d'une richesse sans rien donner d'équivalent en échange, est épidémique : une rémunération dont le montant annuel est celui de la valeur d'un patrimoine est devenue la norme pour les dirigeants des grandes entreprises.

La stratégie des entreprises n'est plus alors focalisée sur la qualité des produits, la compétence des salariés, la satisfaction des clients et l'efficacité des techniques, mais sur la « création de valeur pour l'actionnaire5 » par rachat des actions, par des fusions-acquisitions avec effet de levier qui endettent la proie de l'opération.

La société ultra-moderne que le numérique fait émerger renoue ainsi avec les mœurs de la féodalité, où la richesse était conquise à la pointe de l'épée.

A la violence de l'économie informatisée répond dans l'opinion, comme après chaque révolution industrielle, un désarroi, un refus exaspéré du « système » institutionnel, une tentation de sabotage et le désir confus d'un suicide économique collectif6.

On entend dire que « l'automatisation tue l'emploi », que « trop d'information tue l'information », etc., mais le danger véritable réside dans la montée d'une prédation qui risque de faire disparaître la démocratie et l'Etat de droit.

Les exigences de l'intérêt général

Sous le régime de la concurrence parfaite, la mission du régulateur est de contenir les abus des monopoles naturels et d'éviter que d'autres monopoles ne se forment par des procédés violents. Sous le régime de la concurrence monopolistique le régulateur doit admettre la formation des monopoles et faire en sorte qu'ils soient temporaires et ni trop courts, ni trop longs : si le monopole est trop court, l'entreprise ne pourra pas équilibrer son coût fixe et ne sera pas incitée à innover ; s'il est trop long, le surprofit qu'il procure incitera l'entreprise à s'endormir sur ses lauriers. Une régulation judicieuse de la durée du monopole temporaire permet de régler le rythme des innovations.

L'intérêt général exige donc une redéfinition de la régulation : l'attachement de « Bercy » et de « Bruxelles » à la concurrence parfaite, celui des économistes à la tarification au coût marginal, sont autant de manifestations de l'aveuglement devant les transformations que provoque l'informatisation.

L'intérêt général suppose aussi de contenir la prédation à défaut de pouvoir la supprimer, de maîtriser la violence endémique de l'économie informatisée afin de préserver l'Etat de droit et la démocratie7.

Cela implique la poursuite énergique d'un travail législatif qui est à peine amorcé : lutte contre la fraude fiscale et le blanchiment, suppression des dispositions qui permettent une optimisation fiscale « légale », retour à la décence de l'échelle des rémunérations, retour des banques à une taille telle qu'aucune ne puisse être « too big to fail ».

L'appareil judiciaire devra disposer des moyens et compétences, notamment en informatique, pour enquêter, comprendre et sanctionner les délits que la loi aura ainsi définis. Au plan international, et en particulier en Europe et dans les dépendances ultramarines de la couronne britannique, les paradis financiers sont une anomalie qu'il faudra contenir8.

Il faudra enfin corriger la politique de la commission européenne, altérée par le poids des lobbies dans ses décisions9, par son adhésion persistante au modèle de la concurrence parfaite, par son refus des monopoles même lorsqu'ils sont efficaces10, par le postulat de l'homogénéité du marché européen alors que la segmentation du marché doit être attentive aux particularités de chaque pays, par sa négation de la légitimité des politiques nationales alors que chaque pays doit développer une économie numérique selon sa personnalité propre11.

L'architecture des institutions

Enfin l'architecture des institutions et de l'État doit évoluer car l'informatisation a transformé à partir de 1975 ce à quoi l'action est confrontée, c'est-à-dire la nature elle-même.

Aucune institution n'est épargnée : l'armée doit s'adapter à la lutte dans le cyberespace ; le système éducatif doit éduquer les jeunes en leur procurant non seulement les connaissances qu'exige la main d’œuvre, mais les compétences qu'exige le cerveau d’œuvre ; le système législatif et le système judiciaire doivent contenir une prédation qui innove sans cesse ; les régulateurs doivent réguler des marchés soumis au régime de la concurrence monopolistique ; les entreprises doivent définir leur stratégie selon ce régime, former des réseaux de partenaires, pratiquer envers le cerveau d’œuvre le « commerce de la considération » qui rompt avec l'organisation hiérarchique.

L’État s'est construit en France au XVIIe siècle contre la classe guerrière de propriétaires fonciers qui constituait la noblesse12. Il est né du conflit entre le monarque et les grands seigneurs, d'un besoin diffus d'ordre dans l'administration et la justice, des exigences confusément ressenties d'une économie qui, pour répondre aux besoins de l'industrialisation naissante, devait s'émanciper de l'institution féodale.

Hauriou a défini l'Etat comme « l'institution des institutions13 » qui a pour mission (1) de susciter la création des institutions que la société juge nécessaires, (2) de rappeler les institutions existantes à leur mission pour contenir la tentation bureaucratique de leur organisation. Pour ce faire l’État s'est doté d'une organisation dont Montesquieu a posé les principes : séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire, non-rétroactivité des lois, etc.

L’État est responsable de plusieurs institutions dont le caractère non marchand a des raisons diverses : nature globale du service pour l'armée ; exigence de neutralité envers les parties pour la justice ; besoin d'éduquer les jeunes quelles que soient les ressources de leur famille, etc. Ces institutions procurent des externalités positives qui contribuent à l'efficacité de l'économie.

Comme celle des autres institutions, la mission de l’État peut être trahie par ceux qui le dirigent et ceux qu'il emploie : la question est de savoir si ces trahisons sont ou non d'une ampleur telle qu'elles compromettent sa mission. Il est inutile de détailler ici les turpitudes dont la presse se fait l'écho – financement illégal des campagnes électorales, rétro-commissions, connivence avec le crime organisé – et qui, toutes, contribuent au risque de voir émerger une forme ultra-moderne de féodalité favorisée par la puissance et la discrétion que l'informatique procure à des prédateurs.

Notre époque exige un retour à la créativité énergique de l'âge classique, qui a posé les fondations de l’État et formulé une première définition de la mission des institutions : il s'agit de revenir à la racine de cette mission pour renouveler sa formulation, puis rebâtir les organisations.

La définition fondamentale des missions reste cependant la même : celle de l'Entreprise est de procurer le bien-être matériel à la population, l’État est l'institution des institutions, etc. Mais leur mise en œuvre s'opère en face d'une nature que l'informatisation a transformée, et cela exige dans le détail de leur formulation et dans les organisations une foule de réajustements pénibles.

Pour que la population accepte les efforts que cela demande il faut que l’État affiche à l'horizon de l'histoire un repère symbolique visible par tous et qui puisse procurer aux volontés une orientation partagée. Ce repère, c'est le modèle schématique d'une économie et d'une société parvenues par hypothèse à l'efficacité dans la nature informatisée : nous l'avons nommé « iconomie14 ».

1 Claude Rochet et Michel Volle, L'intelligence iconomique, De Boeck, 2015.
2 Michael Lewis, The Big Short, Norton & Company, 2011.
3 Jean-François Gayraud, Le Nouveau Capitalisme criminel: Crises financières, narcobanques, trading de haute fréquence, Odile Jacob, 2014.
4 Michel Volle, Prédation et prédateurs, Economica, 2008.
5 Milton Friedman, « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits », New York Times Magazine, 13 septembre 1970.
6 Comité invisible, L'insurrection qui vient, La Fabrique, 2007.
7 « Commerce and manufactures can seldom flourish long in any state which does not enjoy a regular administration of justice, in which the people do not feel themselves in the possession of their property, in which the faith of contracts is not supported by the law » (Adam Smith, The Wealth of Nations, Livre V, chapitre 3).
8 Les Panama Papers ont opportunément levé le voile qui la cachait au grand public.
9 « [La commission européenne] était censée réglementer l'usage des perturbateurs endocriniens avant la fin de 2013. Soumise à un lobbying intense des industries des pesticides et de la chimie, elle n'en a rien fait » (« Perturbateurs endocriniens : Bruxelles en faute », éditorial du journal Le Monde, 21 mai 2016).
10 « De l'aveu public de nombreuses personnalités européennes, on ne pourrait plus refaire Airbus aujourd'hui compte tenu des règles de la concurrence en vigueur sur notre continent » (Christian Saint-Étienne, L'iconomie, Odile Jacob, 2013).
11 « Il n'y a plus de politiques intérieures nationales, il n'y a plus que des politiques européennes qui sont partagées dans une souveraineté commune » (Viviane Reding, commissaire européen à la justice, devant l'Assemblée nationale le 15 octobre 2012).
12 Simone Bertière, Mazarin : le maître du jeu, de Fallois, 2007.
13 Maurice Hauriou, « Théorie des institutions et de la fondation », Cahiers de la nouvelle journée, n° 4, 1925.
14 Michel Volle, iconomie, Economica, 2014.

3 commentaires:

  1. Merci une nouvelle fois pour ce texte très clair et très pédagogique.

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  2. Merci pour ce texte. Quels sont les hommes politiques qui appréhendent le mieux l'iconomie à votre connaissance?

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    1. Laure de La Raudière est la seule "personne politique" de ma connaissance qui ait des idées claires sur ce sujet. Le mot "iconomie" ne fait cependant pas encore partie de son vocabulaire.

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