lundi 5 février 2018

La doctrine néo-libérale

Ce texte fait partie de la série « Petite histoire de la théorie économique »

Une théorie se dégrade en doctrine lorsque ses résultats, détachés des hypothèses dont ils résultent et de la situation à laquelle elles répondent, sont affirmés comme des vérités inconditionnelles : la doctrine soumet la relation entre la pensée et l’existant à l’affirmation de certaines valeurs ou à une orientation politique.

Le néo-libéralisme est une doctrine car il affirme la vérité inconditionnelle de certains résultats de la théorie néo-classique. Il a pour origine un livre de Friedrich Hayek publié en 1944, The Road to Serfdom. Hayek y soutient la thèse selon laquelle le socialisme serait la « route de la servitude », la concentration des décisions par une planification centralisée conduisant selon lui inéluctablement à la dictature.

Alors que la pensée d’Hayek était subtile, la doctrine néo-libérale s’est simplifiée dans l’esprit de ses partisans à tel point que l’on peut la condenser en trois prescriptions censées répondre à tout :
  • concurrence parfaite ;
  • libre-échange ;
  • création de valeur pour l’actionnaire.
Cette doctrine fait l'apologie de l'individualisme qu’elle oppose à la planification soviétique. Si l’expérience a montré que cette dernière était inefficace sauf pour de « grands projets », l’interprétation individualiste du libéralisme est fallacieuse car elle ignore le rôle des institutions et en particulier de l’État.

Le néo-libéralisme a été diffusé par un réseau de think-tanks sous l’impulsion énergique d’Antony Fisher. Il a influencé la pensée d’un économiste comme Milton Friedman et l’enseignement dispensé dans certaines universités, notamment celle de Chicago. Il a influencé enfin les politiques menées par Ronald Reagan (1981-1989) et Margaret Thatcher (1979-1990).

On le rencontre encore dans les travaux des économistes qui réduisent, comme le fait Jean Tirole, l’entrepreneur au dirigeant « agent des actionnaires ». L’arsenal théorique qu’ils ont développé autour de la relation principal-agent (information dissymétrique, incitations, aléa moral, effet d’aubaine, antisélection, etc.) éclaire des situations particulières mais non l’entreprise ni l’entrepreneur en tant que tels1.

Le triomphe politique de la doctrine néo-libérale à la fin des années 1970 a été contemporain de l’inflexion de la croissance de l’économie mécanisée, accélérée par les « chocs pétroliers », ainsi que des débuts de l’informatisation de la société. Comme chacun des changements du système technique celui-ci a provoqué dans le monde de la pensée un désordre dont le succès du néo-libéralisme est l’un des symptômes.

L’individualisme poussé à l’extrême fait exploser l’entreprise sous la double pression du pouvoir des actionnaires, aussi extérieur que celui d’un Gosplan, et du marché interne qui, s’instaurant entre des « salariés-entrepreneurs », brise la cohérence de l’organisation. Il efface par ailleurs, selon un contresens sur la « main invisible » qu’a évoquée Adam Smith, la distinction entre l’action destructrice des prédateurs et la mission productive de l’entreprise, qu'il réduit à la « production d’argent » alors que « l’argent » n’est pas un produit, mais une ressource.

La théorie classique avait modélisé l’économie mécanisée et le régime du marché qui succédaient à l’économie agricole et au régime de la prédation. Cette dernière revient en force à partir des années 1980, tirant parti de la commodité et de la discrétion que procure l’informatique2 et encouragée par le néo-libéralisme : les profits du crime organisé et de la corruption sont blanchis, la fraude fiscale devenue légale s’épanouit sous le nom d’« optimisation », des dirigeants obtiennent des rémunérations extravagantes.

En réaction à ces phénomènes s’érige une doctrine contestataire qui prêche la « décroissance », encourage les rébellions et, tout comme le néo-libéralisme, ignore les institutions ou même les déteste au point de vouloir les détruire3.

Il est plus facile de croire en une doctrine que de comprendre une théorie, en outre cela procure aux croyants, moyennant le sacrifice de leur intelligence, les avantages sociologiques que confère l’adhésion à une secte. La doctrine néo-libérale forme ainsi un fonds d’évidences partagées dans les bureaux de Bercy et de l’Union européenne, la doctrine contestataire nourrit un fonds d’évidences contraires : les deux doctrines s’affrontent en un conflit aussi bavard que stérile.

À suivre : « Retour aux classiques ».
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1 Jean Tirole, Économie du bien commun.
2 Michel Volle, Prédation et prédateurs, Economica, 2008.
3 Le succès de l’ouvrage du Comité invisible, L’insurrection qui vient (La Fabrique, 2007), illustre cette orientation.

2 commentaires:

  1. Merci pour cette petite série théorique. Je réagis juste à ce que vous affirmez à propos de The Road to Serfdom de Friedrich Hayek, en particulier sur votre fin de phrase « selon lui inéluctablement à la dictature ». Hayek a plusieurs fois protesté sur cette interprétation erronée de ce que dit son livre de 1944 (admiré et approuvé par Keynes), en particulier dans un courrier à Paul Samuelson. Ce dernier avait affirmé cette (soi-disant) inéluctabilité dans la 11e édition de son Economics, chez McGraw-Hill en 1980. Dans son courrier, Hayek parle, à propos de cette interprétation de son livre, de « distorsion malveillante qui a largement réussi à discréditer [s]on argument ». Samuelson, en réponse, lui avait présenté ses excuses et promis de mieux présenter les idées de Hayek dans ses travaux futurs. Sur ce sujet précis, et pour en savoir plus, je vous invite à lire la remarquable introduction à The Road to Serfdom proposée par Bruce Caldwell dans le 2e volume des Collected Works of F.A. Hayek, sorti en mars 2007 : http://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/R/bo4138549.html. Voir aussi la seule introduction dans cette collection : http://press.uchicago.edu/ucp/books/book/chicago/H/bo18914236.html.

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    1. Voici pourtant des phrases qui se trouvent dans "Le chemin de la servitude" :
      "Bien des gens qui se considèrent très au-dessus des aberrations du nazisme et qui en haïssent très sincèrement toutes les manifestations, travaillent en même temps pour des idéaux dont la réalisation mènerait tout droit à cette tyrannie abhorrée."
      "La tendance moderne vers le socialisme signifie une rupture brutale avec toute l’évolution de la civilisation occidentale (...) Ce qu’on abandonne, ce n’est pas simplement le libéralisme du 19e et du 18e siècle, mais encore l’individualisme fondamental que nous avons hérité d’Érasme et de Montaigne, de Cicéron et de Tacite, de Périclès et de Thucydide."

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