On trouve dans un livre de Romuald Szramkiewicz (Histoire du droit des affaires, Monchrestien 1989, p. 65) une description éclairante de la nature et du rôle de la monnaie au Moyen Âge. Je reproduis ici ce passage.
« Toute la vie économique du Moyen Âge et des temps modernes va être compliquée à l’extrême, sinon paralysée, en raison de la différence qui existait entre la monnaie de compte et la monnaie de paiement. Pour nous, gens du XXe siècle, c’est assez difficile à comprendre. Nous évaluons en francs et nous payons en francs : soit monnaie métallique pour les petites valeurs, soit monnaie de papier. Mais, jusqu’à la définition par Bonaparte du franc de Germinal en l’an XI, les Français, comme les autres pays, distinguaient une monnaie pour compter et une monnaie pour payer1.
« Par exemple, prenons un marché entre deux personnes où, pour apprécier, évaluer, on s’exprimait dans la monnaie de compte française, la livre ; la livre était définie par le roi de France comme équivalent à tel poids d’argent. Après l’évaluation, il fallait passer au deuxième stade, le paiement, donc à la monnaie de paiement. D’abord il n’existait pas de billets de banque (en France, le billet de banque est aussi une institution napoléonienne), il n’existait pas de la monnaie métallique marquée « livre », ce qui d’ailleurs permettait plus facilement les dévaluations royales2. Il fallait trouver le montant correspondant de métal d’or et d’argent pour payer. On pouvait payer avec des stocks de métal, des lingots. La plupart du temps, on payait en pièces. Chaque État (un roi, une ville libre, une république, un prince ou un évêque souverain, a fortiori le pape) battait sa propre monnaie à laquelle on donnait un nom spécifique. Cette monnaie de paiement en argent, en or, n’avait pas, bien entendu, d’un État à l’autre, la même forme, le même poids, le même alliage, la même pureté de métal précieux, ce que l’on appelle le « fin3 ».
« Par conséquent, lorsqu’on avait décidé une vente et que l’on s’était entendu sur le prix en monnaie de compte, par exemple en livres françaises, le jour où l’on passait l’acte chez le notaire, il fallait arriver avec des sacs contenant le poids en or ou en argent équivalent au prix fixé en livres, telles que cette monnaie de compte avait été définie par le roi de France. La monnaie de paiement pouvait être constituée par des pièces d’origines diverses : écus frappés par le roi de France, deniers d’or de la République de Gênes, ducats de celle de Venise, florins de Florence, etc. Dans ces conditions, il fallait forcément faire venir un changeur, homme qui avait l’habitude des monnaies, qui les vérifiait, les pesait et, par des tables de change, appréciait si la monnaie remise en paiement atteignait le chiffre fixé en monnaie de compte. On pouvait payer aussi bien en monnaies d’argent qu’en monnaies d’or car il y avait des règles d’évaluation du rapport entre l’or et l’argent : généralement l’argent avait onze fois moins de valeur que l’or pour le même poids.
« Outre cette différence essentielle entre monnaie de compte et monnaie de paiement, la multiplicité des monnaies qui circulaient dans une Europe partagée entre des centaines de souveraine petits ou grands, spécialement en Italie et en Allemagne, fait du changeur une fonction nécessaire à la vie commerciale internationale. Ce qui veut dire que dans toutes les foires, il va y avoir le changeur avec, devant lui, sa table que l’on appelle le banc du changeur, ce qui donnera bientôt son nom à la fonction de banquier. »
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1 Certains pays connaîtront déjà aux XVIIe et XVIIIe siècles des cas d’assimilation des deux monnaies. L’Angleterre, par exemple, avec le shilling. La France aussi quelquefois jusqu’à Louis XIII avec des « francs » frappés.
2 Il y eut quelques exceptions jusqu’au XVIIe siècle.
3 Outre ces difficultés de différences de poids légal, d’aloi et de fin, la tâche se compliquait car les pièces connaissaient le phénomène d’usure par circulation et bien des gens les grattaient afin d’en ramasser les rognures.
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