J’observe les commerçants qui travaillent dans mon canton des Cévennes. Quelques-uns sont désagréables et incompétents mais ils sont peu nombreux car une sélection naturelle tend à les éliminer.
La plupart de nos commerçants sont aimables et compétents : ils connaissent leurs clients, ils connaissent les produits qu’ils vendent, ils sont capables de signaler à un client les produits qui peuvent l’intéresser et de le guider dans ses choix.
Je parle à mes voisins et relations de ces personnes que j’admire. À ma grande surprise la plupart d’entre eux ne voient pas à quoi je fais allusion. Ils croient qu’un commerçant est quelqu’un qui ne pense qu’à gagner de l’argent, et sans aller jusqu’à le considérer comme un ennemi ils ne lui savent aucun gré de son amabilité ni de sa compétence.
Certes, ils vont lui revenir de façon instinctive parce que ses produits sont bons ainsi que son accueil. Mais aucun d’entre eux n’a la moindre idée du travail mental que doivent faire une épicière, un quincaillier, un marchand de fromages, un maraîcher que l’on rencontre au marché, etc. pour choisir ou produire ses approvisionnements, connaître chaque produit et ses qualités, connaître aussi chaque client et savoir ce dont il peut avoir besoin.
Tout se passe comme s’il fallait être soi-même un commerçant, ou l’avoir été, pour apprécier à sa juste valeur le travail de ces commerçants et admirer ceux qui l’accomplissent de façon admirable.
Eux-mêmes ne pensent aucunement mériter une admiration, car leur conduite est instinctive : elle ne leur est pas dictée par un raisonnement. Certes ils savent raisonner et tenir leurs comptes, mais le ressort de leur activité se trouve dans une autre couche de leur personne, plus profonde, celle que Philippe d’Iribarne a explorée1. Ils sont comme ils sont, ils font comme ils font, et si l’on tente de leur dire ce que l’on a vu en les regardant agir cela les étonne et cela peut même les contrarier.
J’ai rencontré dans les administrations, dans les entreprises, des personnes qui mutatis mutandis se comportent comme ces commerçants. Elles sont équilibrées, elles semblent heureuses, elles créent une ambiance de calme, d’ordre et d’efficacité. Je les nomme animateurs car elles donnent son âme à l’institution dans laquelle elles travaillent. Les animateurs sont une minorité : de l’ordre de 10 % des effectifs, m’a-t-il semblé, partout où je suis passé.
Le citoyen gardera un souvenir très désagréable de sa rencontre avec un employé mal embouché, un policier brutal, un magistrat incompétent : ce souvenir se grave dans sa mémoire. Lorsque par contre ce citoyen rencontre un employé, un policier, un magistrat, etc. compétent et aimable, il pense avoir simplement affaire à quelqu’un de normal. Tout comme celui des bons commerçants, le travail des animateurs est inaperçu car il est jugé normal.
Il faut pour percevoir sa qualité avoir soi-même travaillé dans les administrations, les entreprises, et y avoir appris à quel point il est difficile d’atteindre l’égalité d’humeur et la clarté d’esprit des animateurs, d’adhérer comme ils le font non pas à la lettre des règles, lois et procédures, mais à l’esprit qui les a dictées, et qui exige que l’on s’écarte parfois de la lettre.
Autre exemple : certains chauffeurs des autobus de la RATP conduisent avec des à-coups, au risque de faire tomber les petits vieux qui se cramponnent. D’autres, les plus nombreux, conduisent souplement dans le trafic automobile parisien : j’admire leur dextérité, le soin qu’ils prennent pour ne pas bousculer leurs passagers.
Qu’est-ce qui caractérise ces animateurs ? Il semble y avoir chez eux quelque chose de particulier et qui leur est commun : on dirait que leur regard embrasse une réalité large, qu’ils ont conscience du contexte de leur action alors même que leur attention se focalise sur un travail précis.
Voici donc semble-t-il une clé du comportement des animateurs : leur pensée est capable à la fois de la concentration qu’exige l’action, et d’une conscience périscopique du monde qui l’entoure. Leur « vue périphérique » mentale est très développée.
Est-ce un phénomène physiologique ? Une question de tempérament ? Le résultat d’une éducation ? Un choix volontaire et réfléchi ? L’hypothèse la plus vraisemblable, c’est qu’il s’agit bien d’un choix mais que ce choix est enfoui dans les couches les plus profondes de la personne de sorte que tout en étant réel il n’est nullement réfléchi.
Il détermine ce que la personne est et nous pouvons le qualifier de métaphysique car il est antérieur à la pensée explicite comme à l’action, qu’il oriente.
Je sais que des oreilles se ferment lorsque certains mots sont prononcés : « métaphysique » est l’un d’entre eux parce qu’on l’a rencontré dans nombre de textes peu lisibles et de déclarations grandiloquentes. Il en est de même des mots « concept », « abstraction » et « théorie ». Mais doit-on s’interdire d’utiliser un terme exact parce que beaucoup de gens lui associent de mauvais souvenirs de leur scolarité ?
Je rencontre souvent un autre obstacle : certaines personnes entendent comme une fausse note lorsque j’assemble, dans un même texte ou une même phrase, des choses qui semblent appartenir à des mondes éloignés l’un de l’autre. Parler de métaphysique à propos des commerçants ou du travail dans les entreprises leur semble une faute de goût : elles croient que cela ne peut pas être sérieux.
Je prétends, au contraire, que les réalités que désignent les mots « concept », « abstraction », « théorie », « métaphysique », etc., sont quotidiennes, présentes dans notre vie familiale et courante comme dans le fonctionnement des entreprises. Ceux qui refusent de le voir sont aveugles devant la réalité du monde dans lequel nous vivons, devant notre situation historique.
Nous avons dit plus haut que la plupart des personnes n’avaient aucune idée de ce qui fait la vie et l’activité d’un bon commerçant. Il en est de même pour les entreprises et les institutions : la plupart des personnes, même celles qui sont employées dans une entreprise ou qui en dirigent une, n’ont aucune idée de ce qu’est vraiment une entreprise2 : l’opinion la plus répandue, et que l’on croit « réaliste », c’est que l’entreprise est la « boîte » qui permet aux salariés de « gagner leur vie » et aux patrons de « s’enrichir »…
Je nomme « entrepreneurs » ceux des dirigeants qui se comportent en animateurs. Il existe une énorme différence, un gouffre, entre ces entrepreneurs et ceux qui ne sont que des dirigeants sans être des animateurs.