André Cabannes a traduit du russe ces trois gros volumes. Ils présentent les mathématiques sous un jour inhabituel pour des Français : les Russes n’ont pas été soumis au carcan de Bourbaki et cela ne les a pas rendus moins savants, au contraire.
À ceux qui ont subi tant de cours rendus méthodiquement incompréhensibles par une « rigueur » qui cultivait l’abstraction la plus raide, l’école russe de mathématiques, ancrée dans la physique et la pratique des ingénieurs, apporte un point de vue libérateur.
L’ouvrage rassemble les contributions de divers auteurs. Chacun a son style et insiste sur ce qui lui semble le plus intéressant, comme le fait le guide qui vous fait découvrir une ville. Ils nous invitent à explorer divers « pays » du continent des mathématiques, a acquérir l’intuition qui permet d’y trouver ses repères, à « réfléchir par soi-même » au lieu de se contenter d’assimiler les résultats qu’ont accumulés des savants.
On comprend alors que les mathématiques sont une démarche avec tout ce que cela implique : il s’agit de construire la maison, non de se contenter de l’habiter.
On croit généralement la recherche réservée aux Chercheurs, aux Savants, et ceux qui savent se moquent du débutant qui retrouve tout seul un « résultat bien connu ». Ils ont tort car il n’est pas indispensable d’être sur le front de taille historique de la connaissance pour être un chercheur authentique, fût-il tout petit : il s’agit seulement de se poser une question qui dépasse les moyens dont on dispose, et de construire ces moyens pour obtenir une réponse. On peut rencontrer un authentique chercheur parmi des lycéens : Grothendieck en était déjà un lorsqu’il a redécouvert la formule de Héron d’Alexandrie.
Explorer des « pays différents » – les fonctions analytiques, le calcul des probabilités, la topologie, etc. – ne suffit pas à combler l’intuition du penseur qui sait, ou devine, que ces « pays » sont reliés par des échanges : la recherche la plus profonde, la plus exigeante aussi, est celle qui, mettant à jour la solidarité entre des univers logiques a priori séparés, fait apparaître qu’ils peuvent s’enrichir par une fécondation mutuelle.
Cependant cette recherche ne peut être menée à bien que si l’on connaît les « pays » qu’il s’agit de mettre en relation, que si on les a suffisamment pratiqués pour avoir une intuition exacte de leur contenu. L’enseignement qui présente par exemple les structures algébriques sans que l’on puisse savoir d’où elles viennent, ni pourquoi elles ont été retenues parmi toutes les formes a priori possibles, ignore que l’effort d’abstraction dont elles résultent s’enracinait dans une connaissance familière des êtres dont elles érigent le type.
Le travail animé par Kolmogorov invite le lecteur à acquérir cette connaissance familière. Les divers domaines des mathématiques sont présentés en partageant l’intuition de leurs premiers explorateurs, celle aussi des chercheurs qui en approfondissent encore aujourd’hui l’exploration. Cela encourage le lecteur a pratiquer lui-même la démarche du mathématicien créateur.
La recherche en mathématiques est une activité voluptueuse dont les mathématiciens ne parlent jamais, par pudeur peut-être, ou par paresse car décrire ce qui s’est passé dans leur esprit semble compliqué, ou encore parce qu’ils croient que seuls leurs résultats peuvent intéresser et non la démarche qui les y a conduits, enfin peut-être parce que leur attention, concentrée sur le monde de la pensée, les éloigne du soin qu’il faudrait prendre pour s’expliquer et, comme on dit, « communiquer » (la seule exception que je connaisse est le livre de Cédric Villani, Théorème vivant).
Ainsi coupées de l’intimité de leur créateur les mathématiques sont comme un de ces coquillages dont s’est retirée la vie de l’animal qui les a secrétés. Il en résulte que la plupart de ceux qui étudient les mathématiques, voire même de ceux qui les connaissent, ne savent rien des racines qu’elles plongent dans l’esprit des mathématiciens créatifs. C’est le défaut de ces livres intitulés Histoire des mathématiques qui décrivent fidèlement l’enchaînement des époques du développement des maths, mais non leur dynamique ni leur moteur (des historiens s'y appliquent cependant : Anaïs Culot, « Si les mathématiques nous étaient contées », Journal du CNRS, 3 janvier 2022).
Rien n’est plus simple que le principe de cette dynamique : il s’agit d’explorer le monde de la pensée en prenant pour règle et pour boussole la non-contradiction. Un des résultats les plus importants de la logique est en effet qu’une pensée qui affirme à la fois une chose et son contraire s’annule ipso facto car il lui serait possible de « démontrer » que 0 = 1.
Il faut prendre ici le mot « contradiction » avec exactitude : il est contradictoire d’affirmer qu’une chose est en même temps, et sous le même rapport, autre chose que ce qu’elle est. Rien, dans le monde réel, dans le monde de la nature, ne peut être contradictoire car aucun être ne peut être autre que ce qu’il est.
La plupart des « contradictions » que l’on croit constater dans la nature ou dans la vie sociale résultent du fait que l’on a considéré une même chose à deux moments ou selon deux points de vue différents : une route pentue monte et descend à la fois, mais cela dépend du sens de la marche ; la couleur d’un objet peut changer selon l’angle sous lequel on le regarde, etc. D’autres « contradictions » sont le résultat des défauts du langage de tous les jours : il ne se prête que trop à la construction de chimères car aucun garde-fou, sinon la logique, ne lui interdit d’assembler des mots qui se contredisent.
Le respect du principe de non-contradiction garantit le réalisme de la pensée, aussi « abstraite » qu’elle puisse paraître. Le résultat d’une recherche lancée comme un pur jeu de l’esprit, comme celle qui a postulé la négation de l’axiome d’Euclide, aura toujours une illustration physique dans un des phénomènes du monde de la nature.
Parmi ceux qui étudient les mathématiques on rencontre des personnes favorisées par les Dieux et qui jouissent d’une étonnante facilité : pensons à Gauss, Euler, Lagrange, etc. Cependant même ceux-ci, les plus doués, on dû passer par les péripéties de l’apprentissage : dans Récoltes et semailles Grothendieck a décrit sa perplexité lorsque, arrivant à Paris avec la lettre de recommandation d’un professeur de Montpellier, il s’est trouvé plongé dans l’équipe du groupe Bourbaki. Certains apprennent donc vite, mais on ne peut rien apprendre sans accepter d’être, pendant un temps, un apprenti.
D’autres semblent absorber les résultats mathématiques sans se poser de question : un esprit clair et une bonne mémoire leur permettent de classer et retenir « le cours », d’acquérir de la virtuosité dans les questions de cours que l’on nomme « problèmes ». Étant les premiers de la classe ceux-là n’éprouvent jamais le besoin de s’interroger sur le sens, l’intention, la raison d’être de ce que l’enseignement propose, bref sur la démarche qui a abouti à tant de résultats. J’ai toujours été étonné par le talent de ces étudiants que rien ne surprend ni n’inquiète – pas même la mécanique quantique ! – et qui avalent le cours, comme si de rien n’était, aussi naturellement qu’ils boivent un verre d’eau.
Sans doute ne sentent-ils pas, ne voient-ils pas que le cours les a fait voyager, les a transportés dans un univers mental où les habitudes et réflexes acquis n’ont plus lieu d’être. Les bons élèves ne sont pas les esprits les plus droits car enfin, lorsque l’on débarque pour la première fois dans le monde du calcul des probabilités ou dans celui du calcul différentiel, il est naturel et même nécessaire de se sentir d’abord perdu et de chercher ses repères comme lorsque l’on arrive dans un pays dont on ne connaît ni la langue, ni les mœurs, ni la géographie.
Les étudiants qui sentent et voient cela se trouvent contraints de se poser des questions qui, sans doute, entraveront et retarderont leur assimilation du cours. Ce ne sont donc pas de bons élèves, il peut arriver qu’ils aient parfois de « mauvaises notes », mais leurs interrogations, leur inquiétude, sont celles même qui caractérisent l’esprit de la recherche, celles qui animent la démarche des mathématiciens.
Les virtuoses les plus brillants épatent le public1 mais ne sont pas toujours les musiciens les plus profonds. De même, ce ne sont pas nécessairement les mathématiciens les plus savants, les plus brillants, qui font les plus grandes découvertes. Cantor n’était pas « brillant », et pourtant...
La recherche en mathématiques est voluptueuse, avons-nous dit : le mathématicien engagé dans une recherche donne à son cerveau du plaisir en circuit court, même lorsqu’il tâtonne. Dans son esprit des images se dessinent, des intuitions ouvrent des perspectives dans le monde de la pensée. Certes cela ne va pas tout seul : la bonne démonstration ne vient qu’après un long travail tout comme le bon geste, chez un sportif de haut niveau, ne peut être acquis qu’après un long entraînement.
Mais même si le résultat, lorsqu’il survient, provoque un éblouissement qui ébranle le corps tout entier, le plaisir réside dans la démarche : l’alpiniste le trouve dans l’escalade, non sur le sommet qu’il est pourtant heureux d’avoir atteint.
La « rigueur », croit-on, consiste à présenter avec autorité les axiomes et les définitions du « pays » considéré, puis en déduire les conséquences avec ordre et exactitude comme l’a fait le groupe Bourbaki. Mais pourquoi donc a-t-on mis le pied dans ce « pays » (le calcul des probabilités, par exemple) ? Qu’y cherchait-on ? Comment y trouver des repères, comment acquérir l’intuition qui permettra de s’y sentir à l’aise, de se familiariser avec lui, d’y penser, d’y agir avec naturel ?
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1 « Le pianiste redoublant de vitesse, l’émotion musicale était à son comble » (Marcel Proust, À la recherche du temps perdu, vol. 1 p. 281, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1987.)
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