mardi 2 juin 2009

Michel Goya, La chair et l'acier, Tallandier, 2004

Ce livre d'une rare qualité décrit la façon dont l'armée française a évolué entre 1914 et 1918 en tirant les leçons de l'expérience du combat et en s'appuyant sur les armes nouvelles que fournissait l'industrie.

Il obéit (sans le dire) à un modèle en couches en "quatre composantes : un capital matériel et technique, des structures, des méthodes tactiques et une culture (...), somme des normes de pensée et de comportement communes acquises par apprentissage et imitation réciproque" (p. 143).

Le "capital matériel et technique" évolue et transforme les conditions du combat : la poudre B, explosif puissant et sans fumée (p. 89), permet de mettre au point le fusil Lebel et la mélinite donne une nouvelle puissance à l'artillerie. La puissance de feu interdit désormais les manœuvres à l'ancienne : elle contraint à tirer parti du terrain, suscite la décentralisation du commandement et la délégation de l'initiative à des escouades commandées par un sergent. La coopération entre les diverses armes (infanterie, aviation, artillerie) s'impose.

Mais cette évolution est lente car elle se heurte aux doctrines conçues après la défaite de 1871 et aussi à une méfiance envers le "peuple", à des préjugés sociaux qui s'opposent à toute délégation de responsabilité.

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En 1914 la doctrine est celle de l'offensive à outrance car on pense qu'en 1870 l'armée française s'est trop tenue sur la défensive. Il faut attaquer sans se soucier des pertes car c'est ainsi que l'on emporte la victoire ! Cet enthousiasme s'accompagne d'une pulsion suicidaire : "Mourir utilement, c'est tout l'art de la guerre (...) Attaque donc et meurs, officier de France !" (p. 61, citation du capitaine Billard).

Les mitrailleuses allemandes obligeront à trouver une autre tactique. Mais la leçon sera difficilement apprise : il est si dur de renoncer à ses principes, à ses habitudes ! Il est vrai que ceux des officiers qui entendent donner l'exemple en dédaignant le feu, et qui restent debout sous une pluie de balles, ne survivent pas longtemps... La sélection naturelle favorise les autres.

Le courage, l'agressivité seront pourtant utiles lors de la bataille de la Marne puis, par la suite, pour user et décourager l'ennemi. Mais ce sont surtout les progrès techniques de l'artillerie, de l'aviation, des télécommunications, du transport, des chars de combat qui vont contribuer de la façon la plus décisive à la victoire.

Ils auraient cependant été de peu de poids si l'armée n'avait pas mis au point la doctrine d'emploi des armes nouvelles. Cette doctrine sera élaborée par un immense effort méthodique d'expérimentation, de recueil et de critique des enseignements du combat.

La pression de l'urgence et du danger permet alors de bousculer, de surmonter sans trop de délai les obstacles bureaucratiques et hiérarchiques : les généraux incompétents sont limogés, le frein des procédures est levé. La mise au point des chars sous l'impulsion du colonel Estienne (p. 333) est un bel exemple de dialectique technique et institutionnelle.

En 1918 l'armée française est la plus puissante, la plus moderne du monde. Elle a, avec la coopération entre les diverses armes et la décentralisation de l'initiative sur le terrain, mis au point les meilleures tactiques et la meilleure stratégie. Elle a préparé la conception de nouveaux armements, de nouvelles doctrines plus efficaces encore.

Mais la paix va naturellement dénouer les énergies. L'effort fera place à la complaisance, l'imagination créative au conservatisme, tandis que les Allemands se mettront à l'école de leur ennemi pour pouvoir lui retourner la leçon : on connaît la suite.

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Tous ceux qu'intéresse l'informatisation de l'entreprise ou, plus généralement, de la société, trouveront dans ce livre une source utile pour leur réflexion et leur action.

Les blocages que l'informatisation rencontre, les maladresses qu'elle comporte, sa dimension anthropologique enfin, se retrouvent exactement transposée dans cette histoire d'une armée. Les difficultés que rencontrent ceux qui cherchent à encourager les progrès sont les mêmes : certaines pages du livre de Michel Goya pourraient être transcrites à la lettre près en changeant quelques dénominations.

Quand on voit les difficultés qu'ont dû surmonter les innovateurs pendant la guerre de 14-18 on prend la mesure de celles qui sont devant nous. Car si les changements nécessaires sont d'une ampleur comparable l'urgence et le danger n'ont pas la même évidence. Une mauvaise doctrine d'emploi de l'informatique altère la productivité, la compétitivité, provoque de la pauvreté et du chômage. Une mauvaise doctrine d'emploi des armes provoque la mort, la défaite, l'occupation par l'ennemi. Les enjeux ne sont pas d'ampleur comparable...

... ou c'est du moins ce qui paraît. Car enfin, stériliser la force de travail de la population en la contraignant par des procédures inefficaces, par une sémantique erronée, par une supervision insuffisante ou tatillonne, démolir les cervelles en les pliant à un système d'information mal bâti, n'est-ce pas au fond équivalent à tuer des personnes ?

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