Dans l'économie actuelle l'acteur le plus important n'est ni l'être humain, ni l'ordinateur : c'est le couple qu'ils forment, résultat d'une symbiose qui lui permet de tirer le meilleur parti des qualités de l'un et de l'autre : puissance de calcul et fidélité de la mémoire de l'ordinateur, capacité à comprendre et créativité de l'être humain.
On peut dire évidemment que l'être humain domine ce couple, et c'est vrai puisque l'ordinateur utilise des logiciels qui ont été programmés par des humains : oui, c'est vrai, et c'est heureux. Mais dans l'action quotidienne l'être humain n'a pas le loisir de reprogrammer l'ordinateur qu'il utilise, et donc il est légitime de distinguer ces deux acteurs afin de voir comment leur symbiose peut agir.
Il suffit pour cela d'observer ce qui se passe en soi-même, dans les familles et dans les entreprises, puis d'en tirer les conséquences. Comment avez-vous assimilé les nouveautés que l'informatique vous a proposées (le traitement de texte, le tableur, la messagerie, le Web, les réseaux sociaux, etc.), comment se sont passés vos apprentissages ? Quelles leçons en tirez-vous pour les nouveautés futures ?
À quoi vous sert votre smartphone, votre tablette (qui sont en fait des ordinateurs), comment les utilisez-vous ? À quoi vous servent le Web, les réseaux sociaux ? Combien de temps leur consacrez-vous chaque jour ?
Dans votre famille, comment partagez-vous l'accès aux ressources informatiques, leur usage ? Comment en parlez-vous ?
Dans votre entreprise, quelle est la part de votre temps que vous passez devant l'écran-clavier qui vous donne accès à un système d'information ? Quel est le partage du travail entre vous et la puissance de calcul et la mémoire informatiques ? Vous sentez-vous aidé ou contraint ? Les applications sont-elles d'un usage simple et commode ? La communication avec les autres personnes est-elle rendue facile et transparente, qu'elles appartiennent à votre direction ou à d'autres ? La relation avec les clients de votre entreprise, avec ses partenaires, avec ses fournisseurs, est-elle convenablement assistée par le système d'information ?
Vous-même, enfin, sentez-vous que vous formez dans l'action un couple efficace avec la ressource informatique ? Ou bien pensez-vous que cela ne marche pas, que cela pourrait être amélioré, que le système d'information a été mal conçu ?
Se poser ces questions-là (et quelques autres aussi, sans doute) permet d'éclairer la situation présente et de corriger des idées qui semblent bien enracinées dans l'opinion mais qui sont très critiquables.
D'abord tout ce qui tourne autour de l'intelligence artificielle. Certains prétendent que l'ordinateur est, ou sera, identique à l'être humain et donc qu'il possède, ou possédera, des intentions, des intuitions, une volonté, une personnalité, des responsabilités et des droits. Disposant d'une puissance de calcul supérieure et d'une mémoire volumineuse et fidèle, il pourrait être appelé à orienter les sociétés humaines et gouverner les États.
Considérer la façon dont agit le cerveau d'oeuvre permet d'écarter cette perspective. Nos ordinateurs ne font qu'exécuter des actions préfabriquées, inscrites dans leurs programmes. Ils ne sont pas aptes, quoi que l'on dise, à prendre des initiatives pour s'adapter à des situations que les programmeurs n'ont pas prévues : c'est nous, les êtres humains, avec notre cerveau qui calcule mal, notre mémoire infidèle, qui sommes capables d'émotions, d'intuition et de créativité. Le cerveau d'oeuvre nous invite à cultiver nos qualités proprement humaines et à tirer parti de la puissance, de la rapidité d'exécution de l'automate programmable.
Il en résulte des conséquences pratiques. Certains disent que l'économie actuelle, informatisée et automatisée, va comporter deux types d'emploi : des emplois hautement qualifiés et rémunérés, ceux des concepteurs, organisateurs, programmeurs, qui décident ce que l'entreprise doit produire et comment elle doit le produire ; et ceux des nombreux exécutants auxquels sont confiés des "petits boulots" qui ne nécessitent pas de compétence particulière et sont peu rémunérés : livreurs de pizza, manutentionnaires des entrepôts, agents des centres d'appel, vendeurs des grands magasins, guichetiers de la SNCF, chauffeurs routiers, etc.
Si l'on regarde de près ces emplois, on voit cependant apparaître deux phénomènes. Certaines des tâches considérées sont répétitives, elles ont donc vocation à être automatisées et si elles ne le sont pas encore, c'est que l'informatisation n'est pas arrivée au bout de sa logique.
D'autres nécessitent la capacité à évaluer une situation et à comprendre ce qu'a voulu dire une personne qui a parlé, bref une compétence relationnelle. Un bon commerçant, par exemple, connaît ses produits, connaît ses clients et peut les orienter vers ce qui leur convient : nous connaissons tous des commerces qu'anime un tel esprit, et ils marchent bien car ils fidélisent leurs clients.
L'entreprise qui sous-traite son centre d'appel, ou qui y emploie des personnes incompétentes, fera mal ses affaires. Il en est de même de l'entreprise qui automatise de façon inconsidérée, avec "tapez 1, tapez 2, tapez 3", etc.
Le bon commerçant, le bon vendeur, peut trouver sur son ordinateur ou sa tablette les informations qui lui permettent de répondre avec exactitude aux questions du client, de l'orienter parmi les solutions possibles.
Il faut pour cela que l'entreprise sache utiliser le cerveau d'oeuvre. L'entreprise peut être mal informatisée de deux façons : en n'automatisant pas les tâches, ou parties de tâche, que l'automate ferait mieux qu'un être humain (c'est le cas de la plupart des tâches répétitives) ; en automatisant les tâches qu'un être humain ferait mieux que l'ordinateur ; enfin en prétendant programmer dans le détail le travail de l'agent qu'elle met, sur le terrain, en relation avec les clients, niant ainsi son droit à l'initiative.
Si vous regardez comment les choses se passent dans les entreprises, la façon dont elles conçoivent leurs produits et en organisent la production, la façon dont elles répondent aux pannes et autres incidents, leur relation avec leurs clients, fournisseurs et partenaires, vous voyez apparaître deux types, deux personnalités de l'entreprise.
D'une part, celles qui ont compris (soit intellectuellement, soit le plus souvent intuitivement) ce qu'est le cerveau d'oeuvre et la façon de l'organiser. Dans celles-là tout semble couler de source : les salariés disent "on sait ce qu'on a à faire, c'est bien organisé", les clients sont satisfaits par la qualité du service, les incidents sont résolus dans la foulée. Cette situation, qui semble si naturelle, n'a pu cependant être atteinte que par un important et persévérant effort de réflexion, d'organisation, un investissement coûteux, et aussi une autorité capable de surmonter les résistances de la sociologie des pouvoirs : lorsqu'on demande à ses salariés comment l'entreprise s'y est prise, ils disent toujours : "le patron s'est impliqué personnellement".
D'autre part toutes celles qui ont mal compris, ou pas compris, comment fonctionne le cerveau d'oeuvre et dans lesquelles l'intelligence des personnes, leur bonne volonté, leur capacité d'initiative, sont gâchées parce que bridées par une organisation et une automatisation malencontreuses qui gravent des procédures inadéquates dans les habitudes et dans la table de marbre des règles. On entend dire alors, lorsqu'on interroge leurs salariés, "là haut (à la DG) ils ne comprennent rien", "on est mal outillés", "c'est le bordel", etc.
Il n'existe pas de fatalité, seulement des orientations entre lesquelles on peut choisir. L'informatisation ne conduit pas nécessairement à une organisation bipolaire dans laquelle des compétences élevées contrastent avec des petits boulots non qualifiés ; l'intelligence artificielle (c'est-à-dire le programme informatique) ne supplante pas nécessairement le cerveau humain dans l'action. Pour suivre cette orientation-là il suffit cependant de se laisser aller sur la pente la plus facile, la plus tentante, mais ce n'est pas la plus efficace.
L'organisation efficace sera celle qui tire le meilleur parti des qualités de l'être humain d'une part, de celles de l'automate programmable de l'autre, et qui saura les articuler dans le cerveau d'oeuvre. C'est délicat, cela demande de l'intelligence, mais ce n'est pas impossible : déjà des entreprises en donnent l'exemple et le fait est qu'elles sont dirigées par quelqu'un qui, soit intellectuellement, soit intuitivement, a compris la situation présente, celle que l'informatisation a fait progressivement émerger durant les cinquante dernière années.
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