vendredi 9 octobre 2009

France Telecom et la divestiture

Nota Bene : Ce texte fait suite à Les effets de la concurrence.

Il ne faut pas idéaliser le passé : comme toute institution, France Telecom avait des défauts au temps du monopole ; elle avait aussi des vertus.

Le sérieux professionnel de ses salariés m'a frappé lorsque je suis entré au CNET en 1983 : du haut en bas de la hiérarchie, tous connaissaient et même aimaient le réseau, tous étaient fiers d'être utiles à la Nation. Fidèles à la tradition saint-simonienne de l'École polytechnique (voir Pierre Musso, Télécommunications et philosophie des réseaux, la postérité paradoxale de Saint-Simon, PUF, 1997), ils veillaient à la qualité du service, à l'équipement du territoire, au perfectionnement des techniques, à la satisfaction des clients.

Ce sérieux s'accompagnait de quelque étroitesse : l'humour était une denrée rare à la direction générale. Le prestige de chacun se mesurant « objectivement » selon le montant du budget qu'il maîtrisait - ce budget fût-il consacré à creuser des tranchées - la subtilité intellectuelle n'était guère prisée en dehors du domaine technique. Les comportements admis, d'une brusquerie rustique, masquaient la ruse très fine nécessaire au pilotage de la carrière.

Les métiers nobles étant la transmission et la commutation, le système d'information était considéré comme une spécialité ancillaire : la seule informatique légitime était celle des automates du réseau. L'amour pour la téléphonie filaire avait aussi pour contrepartie la réticence envers les autres services : France Telecom a longtemps résisté à la téléphonie mobile, puis à l'Internet.

Au total, cette institution assurait de façon convenable l'interface entre la nation et une technique en pleine évolution à laquelle elle consacrait un important effort de R&D.

Elle animait les entreprises qui lui fournissaient ses équipements (Alcatel, Thomson etc.). Après avoir rattrapé dans les années 70 le retard de la boucle locale, elle se lançait dans la télématique avec Transpac et le Minitel, dans la desserte à haut débit et l'audiovisuel avec le Plan Câble, dans la numérisation intégrale du signal avec le RNIS etc.

Mais en 1984 la divestiture d'AT&T a ouvert une ère nouvelle : il s'agissait d'introduire la concurrence sur le marché des télécoms et il était évident que cela impliquait à terme la privatisation de France Telecom.

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L'expérience faisant défaut un débat idéologique opposa ceux qui, dans le sillage alors « moderne » de l'économie reaganienne, croyaient dur comme fer en l'efficacité de la concurrence et de la privatisation, et ceux qui en doutaient. Ces derniers avaient le désavantage stratégique et rhétorique de paraître « ringards ».

Un quart de siècle après la « divestiture » on doit tirer les leçons de l'expérience : la privatisation a orienté l'institution vers la création de valeur pour l'actionnaire ; la concurrence l'a focalisée vers la défense, ou la conquête, de parts de marché. Le débouché de la R&D est devenu étroit : ses résultats n’enrichissent plus le patrimoine de la nation et son aménagement de la nature, mais ils sont la propriété d'une entreprise qui les couvre d'un secret jaloux.

Du point de vue du consommateur, le bilan de l'opération doit tenir compte d’effets de signes contraires. A court terme la concurrence a suscité une baisse des prix, effet positif : l'usage du téléphone mobile n'a pu se développer en France qu'après que l'arrivée de Bouygues Telecom en 1995 ait brisé le douillet duopole de France Telecom et de la SFR.

Mais la concurrence a introduit un aléa supplémentaire dans la matrice de trafic, et cela accroît le coût du coeur du réseau. Par ailleurs à long terme l'évolution des coûts de production, ainsi que de la diversité et de la qualité des services offerts, dépend d'une recherche qui fournit les moyens matériels pour transformer le rapport de la société avec la nature - nature mentale pour les logiciels, physique pour les matériels, sociologique pour les usages.

Si la Bourse était rationnelle, la « création de valeur pour l'actionnaire » ne serait pas défavorable à cette recherche qui, aux Bell Labs d'AT&T, a changé le monde avec le transistor, le système d'exploitation Unix, le langage C, la découverte du bruit de fond cosmique etc., et en France au CNET avec la communications par satellite, la commutation électronique, la numérisation etc.

Mais la Bourse est une foule sujette à des mouvements collectifs et rapides d'enthousiasme et de panique. Quand on la prend pour boussole, la tentation est forte (et, à vrai dire, irrésistible) de prendre de ces mesures d'« économie » qui accroissent le résultat immédiat en détruisant le potentiel de l'entreprise.

Alors s'amorce une spirale descendante. On stérilise, comprime ou supprime la recherche. On se débarrasse des coûts, des soucis et des responsabilités, en sous-traitant la maintenance, la relation avec les clients etc. – mais cela ne fait qu'aggraver le problème de sureffectif qu'avait suscité l'automatisation.

Le slogan de l'« orientation client » recouvre une « orientation chiffre d'affaires » plus qu'une attention à la dynamique des besoins. On ne répond plus aux lettres de réclamation, on laisse la boucle locale se dégrader dans les zones jugées non rentables.

La défense de la part de marché utilise les procédés mensongers de la publicité et du marketing « pied dans la porte ». La présentation du catalogue est délibérément compliquée, les factures séparées masquent au client le total de son budget en télécoms (les familles qui possèdent plusieurs téléphones mobiles, un ou deux accès à l'Internet à haut débit etc. sont-elles conscientes de ce qu'elles dépensent ?).

Pour lire la suite, cliquer sur La catastrophe symbolique.

1 commentaire:

  1. Aucun commentaire? Je n'ai travaillé que dans des Sociétés encore dirigés par leurs fondateurs. Derrières leurs comportement extrèmement rigoureux concernant leur trésorerie il faisait beaucoup de sacrifice en terme d'investissement et de R&D. Pourquoi? Notamment par envie. La rationalité est limitée, parfois par de bons sentiments.

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