samedi 8 mai 2010

Les salles de marché en chasse

Ce texte fait partie de la série Le chemin vers l'abîme.

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La banque est une institution utile : sans elle, nous garderions chez nous nos liquidités pour le plus grand bonheur des cambrioleurs ; elle nous fournit des moyens de paiement commodes et sûrs ; à l'occasion, elle nous fait un prêt.

Une grande banque emploie des dizaines ou centaines de milliers d'agents répartis dans le réseau des agences. Mais elle héberge aussi une petite unité de quelques dizaines ou centaines de personnes, logée dans un petit nombre de salles de marché et disposant d'importantes ressources informatiques. Dans ces salles de marché officient des traders assistés par une arrière-boutique (back office), encadrés par des managers et supervisés par des contrôleurs (voir « Lexique des salles de marché »). Dans la langue des médias, on dit « les marchés » pour désigner les salles de marché.

D'abord modestes, les salles de marché ont depuis 1975 pris une importance croissante : aujourd'hui, ces unités de quelques centaines de personnes « produisent » l'essentiel du profit de la banque. Le réseau des agences est la toile d'araignée qui piège des liquidités que la salle de marché avale pour les faire fructifier.

Le métier de la salle de marché est de produire directement de l'argent avec de l'argent selon le cycle court A – A qui perfectionne la théorie marxiste du capital A – M – A, où la production d'argent transitait par la marchandise. Leur activité est donc découplée de la production de bien-être qui est la mission de l'économie. Elles interviennent sur le marché mondial du change, des actions, des obligations etc. avec des outils mathématiques et informatiques qui combinent opérations à terme, options, warrants, couvertures, swaps etc.

À court terme la prospérité des salles de marché est décorrélée de celle de l'économie : elles gagnent autant d'argent à la baisse qu'à la hausse. Le short seller, anticipant par exemple une baisse de l'euro contre dollar, emprunte des euros et les revend aussitôt contre des dollars (je schématise : techniquement, l'opération est plus complexe) : quand il faudra rembourser le prêt il achètera les euros à un cours plus bas et la salle de marché empochera la différence. Cette opération présente un risque mais comporte un effet de levier qui la rend très rentable quand elle réussit. En vendant des euros le short seller encourage d'ailleurs ou même provoque la baisse qu'il anticipe.

La productivité des salles de marché dépend d'une part de la volatilité des cours, qui leur offre des opportunités, d'autre part de l'exactitude de leurs anticipations. Elles font donc leur possible pour accroître la volatilité (donc, contrairement à ce que dit la théorie, pour déstabiliser les cours), et par ailleurs l'expertise de traders bien outillés en outils informatiques et statistiques assure la qualité de leurs anticipations. Un trader efficace est pour la banque un expert précieux qu'elle craint de perdre : elle lui verse donc un salaire élevé auquel s'ajoutera, s'il a été efficace, un bonus extravagant.

L'argent ainsi « produit » est perdu par quelqu'un d'autre : par les États, les entreprises, les ménages, bref par tous les maladroits qui ne disposent pas de salles de marché, d'outils informatiques et de traders experts.

Selon la théorie néo-classique « les marchés » rendraient à l'économie un service : disposant d'une information complète, ils feraient apparaître à chaque instant la « vraie valeur » des actifs (créances, actions, monnaies).

Mais « les marchés » ne considèrent que l'évolution de l'opinion... des « marchés », que les plus malins anticipent comme le faisait Keynes pour en tirer profit en jouant à la hausse ou la baisse des cours (et des primes de risque). Le prix des actifs résulte ainsi d'une mécanique qui n'a pas d'autre référence qu'elle-même.

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Depuis 1975, les banques ont fait comme toutes les entreprises : elles ont pris pour mission « créer de la valeur pour l'actionnaire ». Il s'agit d'alimenter celui-ci en dividendes et plus-values, et en regard de cette mission plus rien ne compte. Un trader qui se soucierait de la prospérité de l'économie, de la paix sociale, de l'équilibre géopolitique, bref un trader qui aurait une patrie serait inefficace et le système l'éjecterait.

L'ensemble des salles de marché fonctionne, de façon impersonnelle, comme une machine qui va automatiquement exploiter, cultiver, provoquer les opportunités pour produire de l'argent.

Voir Tirer parti de la panique.

2 commentaires:

  1. Bonjour,

    Je serais un tout petit peu moins sévère ;-)

    Il y a bien et bien une "production" de valeur pour l'économie réelle, si les instruments financiers fonctionnent de façon réactive, liquide, etc. : pour en juger, imaginons un monde sans options d'achat négociables, sans actions négociables, sans assurances réassurables sur prêts immobiliers, etc. : la vie y serait certainement plus compliquée, et la production freinée.

    Ce qui est en question ne me semble pas être l'existence des salles de marché, mais le fait que le nouveau contexte technique des opérations de marché (hyperrapidité et coût unitaire quasi-nul) permet leur hyperinflation en "bulle technologique", déconnectée de l'économie réelle - renvoyés au sous-sol caché, celui des "sous-jacents".

    Si je puis me permettre une analogie douteuse, j'ai le même sentiment devant certains systèmes d'information "décisionnels" d'entreprise. Sur votre poste de travail et aux ordres de votre souris, les hypercubes produisent en quelques secondes tant de tableaux de chiffres - que l'existence d'une information véritable, d'un fait qui aurait du sens, devient improbable, irrationnelle, étrangère au SI.

    Ne serait-ce que parce que les exigences techniques qui permettent le fonctionnement de ces SI "décisionnels" (la chasse aux données manquantes, aux données tardives, aux faits rebelles à la nomenclature préétablie) ... évincent l'exigence autre, si difficile à formuler en cahier des charges, qui serait de "mettre l'utilisateur en situation de mieux comprendre le réel".

    En revenant au système financier, seul le système financier qui permettra de mieux négocier le réel, de le mettre en marché de façon plus juste, a une valeur pour la collectivité.

    Pour simplifier : "non, non, non, au trading haute fréquence. La prise en compte de tout ordre doit être assortie d'un délai d'une journée - le temps que la planète tourne".

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  2. «Un trader efficace est pour la banque un expert précieux qu'elle craint de perdre : elle lui verse donc un salaire élevé auquel s'ajoutera, s'il a été efficace, un bonus extravagant.

    L'argent ainsi « produit » est perdu par quelqu'un d'autre : par les États, les entreprises, les ménages, bref par tous les maladroits qui ne disposent pas de salles de marché, d'outils informatiques et de traders experts.»

    Je crois que ce type d'explication est un peu démagogique, bien que le résultat revienne à peu près au même… Quant au groupe que l'on appelle «l'actionnaire», c'est le dindon de la farce.

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