mercredi 25 août 2010

Révolution et réaction

Bien plus que les révolutions anglaise et américaine, la révolution française fut la Révolution, bouleversement radical d'un ordre social et d'une civilisation : tandis que la révolution anglaise du XVIIe siècle avait amorcé le passage vers la monarchie constitutionnelle et la représentation parlementaire et que la révolution américaine avait émancipé des colons, notre révolution fit pleinement émerger la société rationnelle, égalitaire et libérale qu'avaient préparée les Lumières.

Une telle émergence ne pouvait pas aller sans ambiguïtés ni oppositions. C'est pourquoi, comme l'a montré Zeev Sternhell, la France a été simultanément, et de façon dialectique, la patrie de la révolution et celle de la réaction : à l'origine des mouvements fascistes et nazis on trouve la pensée de réactionnaires français et francophones talentueux, Joseph de Maistre (1753-1821), Arthur de Gobineau (1816-1882), Maurice Barrès (1862-1923), Charles Maurras (1868-1952) etc.

L'opposition entre révolution et réaction se concrétise par deux autres oppositions qui se rejoignent : entre tradition et raison d'une part, entre l'ordre social hiérarchique et l'élitisme pour tous d'autre part.
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Expliquons-nous. L'ordre social de l'ancien régime suppose que chacun reste sa vie durant dans la classe où il est né : le roi est désigné par l'ordre de succession dynastique selon la primogéniture des mâles, le grand seigneur naît et reste un grand seigneur, le bourgeois un bourgeois, le paysan un paysan. Seuls des aventuriers, objets de la réprobation générale, se risquent à changer de classe. Les idées, convictions, croyances ainsi que le tour de main des artisans se transmettent par une tradition dont l'origine se perd dans la nuit des temps.

Ainsi chacun est soumis à deux autorités qui lui sont extérieures : celle de la hiérarchie des classes sociales, dont les plus élevées ont le monopole du commandement, et celle de la tradition qui est comme le moule des façons de penser et de faire. Une telle société évolue sans doute, mais étant éminemment stable elle subit son évolution plus qu'elle ne la veut ou ne la pense.

Le mouvement des Lumières, qui naquit en Grande-Bretagne au début du XVIIIe siècle sous l'impulsion du protestantisme, promeut une société différente : à l'autorité de la tradition il oppose celle de la raison ; à l'autorité d'une élite sociale il oppose l'élitisme pour tous.

Chacun est invité à élaborer lui-même ses idées, convictions et croyances en usant de sa propre raison - c'est-à-dire en soumettant sa pensée d'une part au principe de non-contradiction, d'autre part à la contrainte qu'impose le constat expérimental des faits. Si la pensée s'affranchit de la tradition, elle ne s'autorise donc pas à divaguer en affirmant n'importe quoi selon son caprice : la pratique de la raison invite chacun à se montrer exigeant et rigoureux envers soi-même.

Dès lors l'axe de la hiérarchie se déplace : alors qu'il rangeait auparavant les individus dans l'ordre des classes sociales, il range désormais, à l'intérieur même de l'individu, les idées, convictions, croyances et façons d'agir selon leur valeur humaine, leur pertinence, leur justesse, leur adéquation à la situation concrète et à l'action.

L'individu considéré comme citoyen (membre de la « cité ») est invité à abandonner les privilèges qui avaient été le vice de l'aristocratie, et aussi à cultiver les vertus que celle-ci avait développées : droiture, dignité, réserve, courage civique et militaire, sens du bien commun et de la nation, élégance de la tenue et du langage. L'élitisme n'oppose plus les personnes les unes aux autres : devenu intérieur, il anime le combat pour une orientation « noble » de la personne, et contre les orientations ignobles qui se proposent à elle.

Le respect ne s'adresse plus aux personnes situées au-dessus, ni le mépris aux personnes situées au-dessous : il vise des attitudes, des orientations, des actions. Quand de Bollardière dit à Massu « je méprise ton action » (il s'agit de la torture pendant la guerre d'Algérie), il ne lui dit pas « je te méprise » mais « je méprise une action à laquelle je me refuse parce qu'elle est ignoble ».

C'est ce modèle de société, cultivé d'abord dans les cercles de la Franc-maçonnerie et chez les philosophes, que la révolution française a fait émerger. Il allait naturellement susciter une « réaction » au sens exact et complet du terme.

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La révolution s'était accompagnée d'horreurs : exécutions, génocide en Vendée, destruction d'une part du patrimoine artistique et des archives, apologie de la haine et de la vulgarité la plus brutale. Elle avait ainsi introduit dans notre histoire une rupture qui est aussi une blessure.

C'était fournir autant de prétextes à ceux qui restaient attachés à la tradition comme à la hiérarchie des classes et ils ne manquaient pas d'arguments. Il est vrai que la raison ne s'affranchit jamais entièrement de la tradition, ne serait-ce que parce que le langage est une institution essentiellement traditionnelle ; il est vrai aussi que rien n'oppose fondamentalement la raison à la foi quoiqu'en pensent certains rationalistes (et certains religieux).

Certains disent en outre que l'élitisme pour tous est une illusion et un mensonge : ils estiment que la nature humaine est fondamentalement vulgaire, et que seule une petite partie de la population peut donc accéder aux valeurs que l'élitisme pour tous prétend promouvoir.

Ainsi, à l'intérieur même d'une société qui s'était dotée d'institutions républicaines, le mouvement réactionnaire affirmait des valeurs contraires aux Lumières et ambitionnait de restaurer l'ordre ancien en mettant à bas l'édifice des institutions. Cette phrase que j'ai conjuguée à l'imparfait peut être mise au présent : le conflit entre la révolution et la réaction se poursuit encore.

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La défaite des armées françaises en 1940 permit aux ennemis de la république de triompher et ce fut pour Maurras une « divine surprise ». Les francs-maçons avaient été à l'origine des Lumières, la république avait conféré aux juifs la pleine citoyenneté : le régime de Vichy expulsa les juifs et francs-maçons de la fonction publique et des professions libérales, il s'employa à détruire la République bien plus qu'à soulager une population qu'accablaient les privations et l'humiliation de l'occupation.

Pourquoi cette humiliation a-t-elle laissé en nous des traces aussi profondes ? Cette défaite, observe Jean-Philippe Immarigeon, n'était pas la première des raclées qu'a subies l'armée française - que l'on pense à Azincourt (1415), Blenheim (1704), Rossbach (1757), Waterloo (1815), Sedan (1870) etc. ! Et d'ailleurs, si l'on évalue comme il se doit une guerre non selon une campagne mais selon le résultat final, le fait est que la France fut l'un des vainqueurs de l'Allemagne en 1945...

Certains, voyant dans la bataille le « jugement de Dieu » qui désigne, dans la personne du vainqueur, celui qui a pour lui le bon droit, ont cru qu'en 1940 l'Allemagne avait raison et que la France avait tort.

Certes, le traité de Versailles avait été une erreur ou même une faute, mais le ressentiment haineux qui faisait le fond du nazisme, l'instinct prédateur qui le jetait contre les nations voisines ne peuvent assurément pas être considérés comme des attitudes de haute valeur humaine - et s'il est honteux pour les Français d'avoir cédé au charme sénile de Pétain, il est plus honteux encore pour les Allemands de s'être si longtemps, et si loin, laissés guider par un Hitler (voir Histoire d'un Allemand).

Prenons un exemple au ras du sol : si un de vos voisins s'entraîne assidûment au karaté puis vous attaque et vous casse la figure, cela ne prouve ni qu'il soit dans son bon droit ni que vous soyez un imbécile. Le fait est que la Wehrmacht ne manquait ni d'entraînement, ni de compétences stratégiques : certains de ses généraux étaient même assez bon stratèges pour savoir que Hitler les menait à l'abîme (mais ils n'ont pas été assez courageux pour l'affronter à temps).

L'Allemagne, nation potentiellement la plus riche et la plus puissante d'Europe, devenue au XXe siècle la plus cultivée et la plus savante, s'est laissée aller à la bassesse du ressentiment et à l'abjection de la barbarie tandis que la Russie soviétique, qui prétendait libérer l'être humain de l'exploitation, l'a soumis à un esclavage : ce sont là deux manifestations de cette loi dialectique qui veut que les contraires s'attirent et se répondent - tout comme le font chez nous, voire en chacun de nous, la révolution et la réaction.

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La véritable humiliation fut en fait non pas provoquée par la défaite - les Français en avaient vu d'autres ! - mais par la trahison des valeurs républicaines qui avaient orienté la nation et que l'on rendait soudain, et contre l'évidence, responsables de la défaite. « Je hais ces mensonges qui nous ont fait tant de mal », dit Pétain en août 1940 - et « ces mensonges », c'était la République...

Beaucoup de Français ont été alors séduits par la figure paternelle du Maréchal et impressionnés par la force de la Wehrmacht. La honte qui nous reste de cette époque, l'humiliation que nous ressentons, c'est d'avoir abandonné pendant un temps l'idéal qui fondait l'identité de la nation, de nous être laissés impressionner par une force militaire qui, puissante et habile, obéissait néanmoins à une orientation suicidaire.

Malgré la défaite finale de l'Allemagne nazie, malgré la Libération et le retour aux institutions républicaines, un doute nous est resté : si, après la guerre, les forces de la réaction ont naturellement été discréditées, l'idéal républicain avait perdu de son prestige car il est resté, dans les esprits, quelque chose de la diatribe de Pétain contre la République.

De façon molle et sous le couvert du régime républicain lui-même, l'affrontement s'est poursuivi. Si la tentative des militaires insurgés de 1962 avait réussi la France aurait connu un régime semblable à ceux de l'Espagne franquiste, du Chili de Pinochet.

À l'élitisme pour tous, la symbolique du régime sarkozien oppose aujourd'hui l'élitisme sélectif de ces « gens bien » dont la qualité réside non dans la droiture, la dignité et la réserve qui constituent une richesse intérieure, mais dans la richesse extérieure que manifestent les biens qu'ils possèdent et l'importance de leurs comptes en banque, et aussi dans l'habileté parfois suspecte qu'ils ont dû déployer pour les acquérir.

La hiérarchie sociale, plaçant ces « gens bien » tout en haut, exige de traiter les classes inférieures avec condescendance : les plus basses, parasitaires, sont fermement coincées dans leurs ghettos par les « forces de l'ordre », et cette pression les pousse à produire des troubles opportuns. Ces troubles effraient les classes moyennes, productives, auxquelles le gouvernement propose habilement sa protection...

Cependant les « gens de gauche » eux-mêmes ne savent plus où ils en sont, surtout depuis 1968. Empêtrés dans le conflit entre capitalisme et socialisme, et par refus de l'élitisme sélectif, ils vont jusqu'à répudier les exigences intimes de l'élitisme pour tous qu'ils qualifient à l'occasion de réactionnaires.

Chacun est libre, disent-ils ainsi, de penser et de dire n'importe quoi, de parler, d'écrire, de se vêtir et de se tenir n'importe comment : les tags qui souillent nos bâtiments, par exemple, ce serait de l'art... Ce laisser-aller dans les principes s'accompagne chez chacun, dans la pratique, d'une gestion assez rigoureuse de la trajectoire de la carrière, devenue leur seul idéal, leur seule religion.

Et pendant ce temps on voit, dans les défilés du Front National, des personnes qui brandissent le portrait de Pétain : la raison et l'élitisme pour tous ont encore parmi les Français des ennemis déterminés, la dialectique de la révolution et de la réaction poursuit son développement.

5 commentaires:

  1. "Certains disent en outre que l'élitisme de masse est une illusion et un mensonge : ils estiment que la nature humaine est fondamentalement vulgaire, et que seule une petite partie de la population peut donc accéder aux valeurs que l'élitisme de masse prétend promouvoir.

    Ainsi, à l'intérieur même d'une société qui s'était dotée d'institutions républicaines, le mouvement réactionnaire affirmait des valeurs contraires aux Lumières et ambitionnait de restaurer l'ordre ancien en mettant à bas l'édifice des institutions. Cette phrase que j'ai conjuguée à l'imparfait peut être mise au présent : le conflit entre la révolution et la réaction se poursuit encore.


    C'est le thème du Guépard , "tout changer pour ne rien changer " ou remplacer de prétendues élites par d'autres "élites " , c'est la révolution russe ....

    Il est certain que l'élitisme de masse est un mensonge , je n'utiliserait pas le terme "vulgaire"
    c'est exagéré , c'est trivial . Mais il faut réaliser qu'en Europe un basculement est en train de se produire avec l'Islamisme ... il faut oser l'écrire !!!

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  2. @Flupke
    Dire "l'élitisme de masse est un mensonge", c'est dire que la nature humaine n'est pas également présente chez chacun, que seule une minorité ("l'élite") possède véritablement un cerveau.
    J'ose écrire que l'"islamisme", c'est-à-dire les assassins qui blasphèment l'islam, pose un problème aux musulmans fidèles bien plus qu'à l'Europe. Il ne faut pas chercher ailleurs qu'en nous-mêmes la responsabilité de nos difficultés intimes.

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  3. Le problème de l'"idéal républicain", c'est qu'il repose sur quelque chose qui n'existe pas, qui n'a jamais existé et qui n'existera jamais, à savoir la capacité de l'homme à se gouverner selon sa raison.

    Et c'est cette chimère qui rend la réaction insubmersible et l'élitisme de masse fantasmagorique. Mais, pour autant, la nature humaine n'est pas vulgaire. Elle est fondamentalement "affective" et il n'y a pas de "petite partie de la population" qui puisse « accéder aux valeurs que l'élitisme de masse prétend promouvoir ».

    Trotski a buté sur ce problème et il lui a trouvé une « solution », aussi monstrueuse que peut l’être la génération d’un monstre :

    « L'homme s'efforcera de commander à ses propres sentiments, d'élever ses instincts à la hauteur du conscient et de les rendre transparents, de diriger sa volonté dans les ténèbres de l'inconscient. Par là, il se haussera à un niveau plus élevé et créera un type biologique et social supérieur, un surhomme, si vous voulez. »

    D’autres ont tenté le passage à la pratique. Communistes d’abord, Nazis ensuite, chacun au nom des valeurs de « son » élitisme de masse. Leur bilan cumulé se situe entre cent cinquante et deux cent millions de morts

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  4. @Marc Gelone
    "L'homme est incapable de se gouverner selon sa raison", dites-vous. Oui, si l'on définit la raison, de façon restrictive, comme l'exercice de la pure logique. Non, si de façon plus large on y inclut le monde des valeurs et les choix qui orientent nos vies.
    Dire que les nazis et les soviétiques ont pratiqué l'élitisme de masse, c'est parler au rebours de la réalité : ils étaient soumis chacun à une hiérarchie qui culminait dans la personne du dictateur.
    Lisez les entretiens d'Épictète, cela vous fera du bien.

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  5. Je ne lis que maintenant cet article très clair dans sa présentation du changement fondamental que furent "les Lumières" et le passage de l'ordre de l'ancien régime à celui de la République: j'y adhère totalement. J'y ajouterais volontiers pour le débat sur la raison la pensée de Spinoza qui explique le rôle des affects et de l'énergie fondamentale (le "conatus), l'énergie du désir, dans le comportement humain: le livre récent de Frédéric Lordon "Capitalisme, désir et servitude" est très éclairant sur ce point. Il y explique en particulier comment dans notre économie parfois dite cognitive le capital cherche à enrôler les désirs et les affects pour les dissoudre dans les consentements du salariat joyeux. Or le salarié et le citoyen ne font qu'un.

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