mercredi 15 décembre 2010

WikiLeaks et l'informatique

English version

WikiLeaks provoque deux réactions diamétralement opposées : pour les uns, c'est une entreprise criminelle qui met la démocratie en danger. Pour d'autres, on ne trouve rien de neuf dans les documents que WikiLeaks publie. Mais si ces opinons sont toutes deux négatives, elles se contredisent évidemment : comment WikiLeaks pourrait-il mettre la démocratie en danger s'il ne publie rien de neuf ? Les personnes qui font les deux critiques à la fois sont comiques.

Ses adversaires ne font pas dans la demi-mesure. Sarah Palin juge Julian Assange aussi dangereux qu'Oussama Ben Laden. Rush Limbaugh estime que « si les hommes étaient encore des hommes, Assange aurait reçu une balle dans la tête ». Joe Lieberman dit que les journalistes du New York Times, qui publient des commentaires sur les dépêches publiées par WikiLeaks, sont de mauvais citoyens. Newt Gingrich pense qu'Assange se livre à une attaque militaire contre les États-Unis.

Pour Nicolas Sarkozy, WikiLeaks représente « le dernier degré d'irresponsabilité », Eric Besson estime qu'il « met en danger les relations diplomatiques », François Fillon l'accuse de « vol et recel de vol »...

Pour tirer cela au clair je suis allé sur http://wikileaks.liberation.fr/cablegate.html et j'ai passé quelques heures à lire les dépêches que les ambassades américaines envoient au département d'État.

WikiLeaks en détient 251 287 qu'il publie progressivement depuis le 28 novembre 2010. Le 20 décembre, 1 788 dépêches ont été publiées.

*     *

J'ai trouvé dans cette lecture de quoi contredire les deux opinions citées ci-dessus : ces dépêches contiennent des choses à la fois intéressantes et nouvelles et leur publication, loin de nuire au prestige de la diplomatie des États-Unis, devrait plutôt l'accroître.

Elles montrent en effet que les diplomates américains sont des gens intelligents, compétents et pondérés. Leurs textes sont rédigés de façon à aider des personnes qui connaissent mal un pays à comprendre ce qui s'y passe, à connaître les intentions de ses dirigeants et les enjeux auxquels ils sont sensibles.

Ces diplomates écrivent très bien, leur vocabulaire est simple et ils expliquent clairement des choses complexes : leurs dépêches sont des chefs-d’œuvre de pédagogie.

Les nôtres ont-ils le même talent ? Je n'en sais rien, mais je crains que le goût national pour la prétention littéraire ne les emporte parfois loin de la simplicité efficace, ce sommet de l'art que les Américains atteignent souvent.

Les diplomates américains s'activent pour promouvoir la politique de leur pays et avantager ses entreprises, ils se livrent occasionnellement à l'espionnage : c'est ce qu'ont toujours fait les diplomates et ceux qui s'en offusquent montrent qu'ils ignorent l'histoire.

*     *

Leurs dépêches commencent par un résumé qui permettra au lecteur pressé de savoir s'il doit ou non se plonger dans le détail. Le développement suit un plan balisé par des sous-titres qui l'aideront à aller droit au sujet qui l'intéresse.

La description des faits est objective, les propos des interlocuteurs sont cités verbatim et de façon vivante. Les analyses, explications et hypothèses sont séparées du constat des faits. Enfin un paragraphe de conclusion dégage une leçon générale.

J'ai remarqué les comptes rendus des entretiens avec les dirigeants de la gauche française avant les présidentielles de 2007 : Michel Rocard le 24 octobre 2005, Ségolène Royal le 8 février 2006, Dominique Strauss-Kahn le 16 mai 2006. J'ai remarqué aussi le compte rendu d'une conférence de François Hollande au « Cercle des ambassadeurs » le 30 juin 2005, le rapport du 15 mai 2009 sur la criminalité organisée en Israël, le portrait du président Zelaya par l'ambassadeur à Tegucigalpa (Honduras) le 15 mai 2008, celui du président Mugabe par l'ambassadeur à Harare (Zimbabwe) le 13 juillet 2007 etc.

Il est intéressant de voir les leaders de la gauche défiler à l'ambassade des États-Unis et y prodiguer des protestations d'amitié. L'ambassadeur les observe et les soupèse : Hollande « ne semble avoir ni confiance en soi, ni ce talent de pousser les autres à l'action que les électeurs attendent d'un candidat ; son propos porte sur des généralités et non sur des solutions concrètes ; on dirait qu'il cherche inconsciemment à préparer le retour de Jospin ». Strauss-Kahn est « le plus capable et le mieux qualifié des candidats socialistes mais il lui manque la flamme qui pourrait le propulser vers la victoire. Il serait meilleur pour gouverner que pour faire campagne, et il n'aura donc sans doute jamais l'occasion de gouverner » (je traduis et condense de mon mieux, les originaux sont mieux tournés).

*     *

Je suis loin d'avoir fini cette lecture que je recommande à tous ceux que la politique internationale intéresse.

Elle m'a rappelé un passage d'un livre d'Henry Kissinger (je cite de mémoire) : « quand je n'ai plus été aux affaires, j'ai dû me contenter de la lecture des journaux parce que je n'avais plus accès aux rapports – et alors je ne savais plus rien de ce qui se passait ».

Pour une fois, le citoyen peut regarder par-dessus l'épaule des gouvernants. Ainsi s'ouvre une fenêtre étroite par laquelle nous aurions bien tort de ne pas jeter un coup d’œil – nous autres Français surtout, à qui l'on oppose si volontiers un prétendu « secret défense » chaque fois qu'une enquête risque de contrarier un puissant.

*     *

Il est difficile d'attaquer Assange au plan juridique sans contrevenir aux lois américaines qui garantissent la liberté de la presse, car s'il est possible de poursuivre ceux qui comme le soldat de première classe Bradley Manning ont commis des fuites la loi protège les journalistes qui publient ensuite les documents.

On a donc peut-être cherché d'autres moyens. Je ne sais évidemment pas ce qui s'est passé à la mi-août entre Assange et les deux dames qui l'accusent, mais si ceux qu'il contrarie avaient voulu ourdir un coup monté ils ne s'y seraient pas mieux pris.

Comme cela ne suffira peut-être pas, la justice américaine essaie aussi de coincer Assange en démontrant qu'il a comploté avec Manning (« Les États-Unis souhaitent poursuivre Assange en justice », Le Monde, 20 décembre 2010).

*     *

Ce qui se passe du côté de l'informatique est beaucoup plus intéressant. Cette affaire est en effet une des conséquences de l'informatisation de la société, et du fait que l'on organise souvent les systèmes d'information sans tenir compte du comportement des êtres humains.

Après le 11 septembre 2001 les agences de renseignement américaines ont découvert que l'information ne circulait pas bien entre la CIA, le FBI et la NSA ni même à l'intérieur de chacun de ces services (voir Le système d'information du FBI).

Il a donc été décidé d'établir un échange maximal d'informations entre les services, chaque agent devant pouvoir accéder à la documentation des autres. Finalement 2,5 millions de personnes ont été habilitées à accéder à tout ce que les États-Unis produisent comme documents confidentiels ou secrets (Manfred Ertel et alii, « Der etwas andere Krieg », Der Spiegel, 13 décembre 2010, p. 94).

Lorsque le secret est partagé entre tant de personnes, la probabilité des fuites est très élevée : en fait, il est mécaniquement inévitable qu'il s'en produise après un certain délai.

Il se trouve que par ailleurs le déploiement du Web a fait naître une idéologie de la transparence (est-ce une bonne ou une mauvaise chose ? c'est un débat dans lequel je n'entrerai pas ici). Cette idéologie utilise naturellement la diffusion sur le Web, et aussi les armes informatiques défensives que les services américains ont trop négligées : sécurité, chiffrement etc.

Il était là aussi sans doute inévitable que les fuites se déversent un jour ou l'autre dans les canaux dont dispose cette idéologie, et sans qu'il soit pour cela besoin d'un complot.

Pour protéger la confidentialité, il aurait fallu mettre en place une supervision qui trie les documents, en assure la dissémination sélective (chaque agent n'ayant accès qu'à ce qui peut éclairer son action), gère les habilitations et contrôle les usages. Il était évidemment « plus simple » de tout mettre à la disposition de tout le monde - mais c'était follement risqué... et sans doute peu efficace, les agents étant submergés par la masse documentaire.

*     *

Dans la semaine qui a suivi le 1er décembre WikiLeaks s'est vu retirer successivement son hébergement par Amazon, son nom de domaine wikileaks.org par EveryDNS, le moyen de collecter des dons par PayPal, ses comptes Mastercard et Visa. La manœuvre était cohérente et rapide : il s'agissait de supprimer WikiLeaks, ou du moins - cela revient au même - sa présence sur le Web.

Mais le Web a réagi. Des Anonymous, partisans de WikiLeaks, ont attaqué ces entreprises ainsi que les politiciens « ennemis » par déni de service, l'Operation Payback saturant leurs sites en utilisant l'application LOIC (Low Orbit Ion Cannon). Dans l'espace logique du Web circule ainsi un satellite armé prêt à désintégrer les adversaires de WikiLeaks en leur envoyant un flot de données !

Amazon a refusé d'héberger WikiLeaks ? Qu'à cela ne tienne : les sites miroirs se multiplient. On en dénombre 2194 le 20 décembre (voir http://wikileaks.liberation.fr/Mirrors.html).

Tout cela relève de la guérilla, mais voici l'arme de dissuasion nucléaire : à la mi-juillet Assange a mis sur l'internet le fichier « insurance.aes256 », ainsi nommé parce qu'il le considère comme une assurance sur la vie et qu'il a été chiffré selon le protocole AES256 (« Avanced Encryption Standard 256 ») avec une clé de 256 bits. Pour le déchiffrer, il faudrait des dizaines d'années au supercalculateur le plus puissant.

La taille de ce fichier (1,4 Go) suffirait pour contenir plusieurs romans. Il a été téléchargé dans le monde entier et bien sûr personne n'a pu le lire, mais quand Assange le voudra il pourra diffuser la clé : il a annoncé qu'il le ferait, ou qu'un de ses collaborateurs le ferait, s'il arrivait quelque chose de fatal à WikiLeaks ou à lui-même.

Personne ne sait ce que contient insurance.aes256 : peut-être la totalité des câbles des diplomates américains non filtrés avec tous les noms propres en clair, peut-être des révélations sur Guantánamo ou encore sur la Bank of America... Ainsi Assange conservera son pouvoir même s'il est en prison, même s'il est mort.

On peut aimer ou non le personnage - il paraît qu'il a un caractère désagréable - mais il faut reconnaître qu'il a innové en matière de stratégie sur le Web comme Bonaparte l'a fait en son temps sur le terrain. Les potentialités du Web se déploient ainsi pour le meilleur et pour le pire : déjà, des faussaires ont utilisé le même type de procédé pour diffuser de fausses nouvelles.

La menace est réelle, mais d'un autre côté les gouvernements ne sont que trop tentés de défendre leurs intérêts immédiats. Ne faudrait-il donc pas faire de l'Internet un pays doté des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire dans son propre espace, donc d'un parlement élu et d'un arsenal de lois, d'un gouvernement, de tribunaux, d'une police, et obéissant aux règles de la démocratie ?

3 commentaires:

  1. Merci pour cette analyse très instructive.

    Vincent B.

    RépondreSupprimer
  2. Oui, merci pour cet article.
    J'aime beaucoup la référence à Kissinger :)

    RépondreSupprimer
  3. Analyse très fine je remarque autour de moi que beaucoup de cadres supérieurs de grandes entreprises ont pris fait et cause pour les politiques qui ont dénigrés WIKILEAKS sans analyse préalable comme la vôtre
    En outre qu'ils le veuillent ou non Internet change la donne Internet accélère l'info la rends accessible à tout le monde il faudra certes apprendre à faire le tri mais le commun des mortels pourra avoir accès à des infos qu'il n'avait pas avant je pense qu'ils ont surtout peur de ça ce n'est pas bien grave certains y laisseront des plumes et il est temps que cela arrive le moment est arrivé de se remettre en question je pense que beaucoup auront l'intelligence de le faire
    Allez savoir mais c'est Internet qui changera peut être la manière de gouverner le monde et de diriger les entrprises
    c'est ce qu'ils leurs fait peur il n'y a pas que les dirigeants communistes chinois ou d'autres dictatures qui ont peur d'Internet les nôtres aussi
    Wikileaks me fait pas mal rigoler jusqu'à présent il n'y a rien d'extraordinaire jusqu'à présent

    RépondreSupprimer