jeudi 29 septembre 2011

Pour une neutralité équitable de l'Internet : une « Bourse du débit »

Cet article m'a été demandé par Les cahiers de l'ARCEP pour leur numéro de novembre 2011.

*     *
L'enjeu de la neutralité


Les fournisseurs de contenus, ainsi que les utilisateurs, souhaitent que l'Internet soit « neutre » – c'est-à-dire que les opérateurs du réseau n'opèrent aucune discrimination, tarifaire ou autre, entre les divers types de trafic.

Les opérateurs savent cependant qu'il faut dimensionner les ressources physiques consacrées à la transmission – routage, transport et distribution – de telle sorte que le taux de blocage, interruption ou ralentissement à l'heure de pointe soit globalement acceptable.

Sur le réseau téléphonique la nature statistique du trafic était relativement simple, ce qui permettait de résoudre de façon satisfaisante la question du dimensionnement. Elle est plus complexe sur l'Internet en raison de la multiplicité des usages et de la diversité des débits qu'ils demandent notamment pour la vidéo.

Or il est d'autant plus coûteux de dimensionner un réseau de façon acceptable que la dispersion statistique du trafic à l'heure de pointe est plus élevée (voir « Économie du dimensionnement ») : on peut donc craindre que l'Internet ne devienne plus coûteux, ou que sa qualité ne baisse, avec l'accroissement prévisible de la part du trafic vidéo.

La neutralité de l'Internet est ainsi l'enjeu d'un conflit entre fournisseurs de contenus et opérateurs. Mais un autre conflit existe, et celui-là se joue entre les utilisateurs : il suffit qu'un petit nombre d'entre eux téléchargent beaucoup pour que le débit offert aux autres soit comprimé.

Ce conflit-là reste inexprimé car il n'est porté par aucune institution. Il se peut cependant qu'en le traitant on résolve du même coup le conflit entre opérateurs et fournisseurs de contenu.

Le forfait, subvention inéquitable

On connaît les avantages que présente un forfait universel et égal pour tous : il est simple, facile à comprendre, et l'utilisateur peut accéder à tous les contenus indifféremment sans avoir à se soucier du débit que chacun d'eux exige.

Mais on dénombre 2 % d'utilisateurs « gourmands » : téléchargeant jusqu'à dix films par jour et consommant dix à cent fois plus de débit que les autres, ces boulimiques utilisent à eux seuls une moitié du débit de l'Internet.

Si tous les abonnés paient un forfait du même montant et si la somme des recettes de l'Internet doit équilibrer le coût de son dimensionnement, les utilisateurs qui se contentent de services peu gourmands en débit subventionnent implicitement ceux qui demandent un débit important. Ainsi la revendication « démocratique » d'une neutralité de l'Internet cache une inégalité car elle confère à certains un privilège payé par d'autres.

Une « Bourse du débit »

Pour concilier les avantages du forfait avec l'équité, qui voudrait que celui qui consomme beaucoup plus paie davantage, nous proposons de mettre en place une Bourse du débit.

Considérons deux catégories d'utilisateurs A et B, les A étant sobres et les B étant gourmands en débit. Ils paient tous le même forfait qui donne droit à un trafic quotidien de X Mbit. Les A termineront la journée sans avoir consommé X, les B seront coincés après avoir consommé X.

On peut organiser sur l'Internet une Bourse qui permettra aux B d'acheter du débit aux A. L'étendue géographique de cette Bourse peut être limitée à une arborescence du réseau de distribution ou être éventuellement plus large : il faudrait évaluer les conséquences des divers choix.

Pour les opérateurs, les forfaits quotidiens X attribués à chaque utilisateur seraient à peu près remplis : la dispersion statistique du trafic serait ainsi réduite et cela réduirait le coût du dimensionnement.

La neutralité de l'Internet serait préservée puisque le forfait serait le même pour tous. Les utilisateurs sobres cesseraient cependant de subventionner les utilisateurs gourmands car ils recevraient un paiement en contrepartie de l'abandon d'une partie du débit forfaitaire. Les utilisateurs gourmands seraient incités à la sobriété par le prix à payer aux autres pour se procurer un débit supplémentaire.

L'organisation et le fonctionnement de la Bourse du débit serait facilitée par le Web lui-même : acheteurs et vendeurs pourraient rester anonymes, la Bourse assurerait le calcul des ressources disponibles, établirait le prix d'équilibre, réallouerait le débit entre les utilisateurs et transférerait es paiements d'un compte à l'autre. L'utilisateur gourmand arrivé en fin de droits se procurerait le débit supplémentaire avec quelques clics de souris. Certes la conception de cette Bourse demanderait du travail à des programmeurs compétents, mais on a vu se réaliser en informatique des choses plus compliquées que cela.

*     *

Sur l'Internet, les besoins des utilisateurs ne se différencient pas par le seul débit : selon le service considéré les exigences en termes de priorité, sécurité et qualité de la transmission diffèrent. Nous n'avons donc considéré ici qu'une partie du problème. On pourrait peut-être concevoir une Bourse plus ambitieuse, mais sa mise en œuvre serait peut-être trop compliquée.

Notre petit exercice suggère en tout cas que le conflit entre opérateurs et fournisseurs de contenu peut se trancher non entre ces deux parties mais entre les utilisateurs, et en conservant les avantages du forfait tout en satisfaisant les exigences de l'équité.

Nota Bene : Le mot « Bourse » désigne exactement un lieu où l'on peut revendre une chose que l'on possède mais il est entouré aujourd'hui de connotations péjoratives. S'il faut lever cet obstacle on pourra sans grand dommage le remplacer par « Échange ».

5 commentaires:

  1. Si il y a des heures de pointes clairement identifiées (malgré la "dispersion statistique du trafic" à ces moments), simplement brider le débit pour les gros consommateur (ou pour tout le monde) durant ces périodes serait peut-etre une solution ?

    RépondreSupprimer
  2. @lbc
    Le débit de l'Internet est mécaniquement "bridé" lorsque le réseau est encombré. En outre certains fournisseurs d'accès brident le débit d'un abonné dès qu'il a dépassé un certain seuil de débit mensuel.
    La "Bourse" permettrait de limiter le premier inconvénient et d'éviter le deuxième, moyennant un paiement entre utilisateurs.

    RépondreSupprimer
  3. Pour compléter le dispositif proposé ici, il peut être intéressant de considérer le projet de « bouclier Internet » proposé par Pierre Col pour limiter la bande passante attribuée par les opérateurs à leurs services payants :

    http://www.zdnet.fr/blogs/infra-net/pour-proteger-la-neutralite-du-net-je-propose-l-instauration-d-un-bouclier-internet-39763341.htm

    RépondreSupprimer
  4. Cher monsieur,
    Désolé pour le hors sujet, la messagerie blogspot me renvoie systématiquement des erreurs : Vous êtes cité dans un arrêt de la cour d'appel de Paris du moins de Juin 2011 (R.G. n° 09/20834), avec un de vos articles relatif au "capital-risque et ta mère Nouvelle économie : bientôt tous en short" des années 2000 qui sert de démonstration pour une acceptation courante assez hilarante...

    RépondreSupprimer
  5. @Anonyme
    L'article qu'a cité la cour d'appel (http://www.volle.com/opinion/entreprenaute.htm) est en fait la citation intégrale d'un texte dont je ne connais pas l'auteur mais que j'ai trouvé représentatif. Je lui ai répondu dans un commentaire.

    RépondreSupprimer