lundi 5 août 2013

Pavel Soudoplatov, Missions spéciales, Seuil 1994


Lire ce livre, c'est faire un voyage mental dans la Russie de Staline.

Pavel Soudoplatov a été directeur des « missions spéciales », service du NKVD chargé des sabotages, espionnages, assassinats et enlèvements hors des frontières dont Staline avait donné l'ordre. Il a notamment organisé l'assassinat de Trotsky, dirigé la lutte des partisans contre l'occupant nazi, monté le réseau qui a espionné les travaux américains en vue de la bombe atomique.

Il n'avait pas d'états d'âme : même en temps de paix l'URSS se considérait comme une nation en guerre. Assassiner ceux que Staline jugeait dangereux, c'était donc une action militaire qu'il lui fallait accomplir en soldat en utilisant les techniques et l'organisation les plus rigoureuses : pour ceux que cela intéresse, certains passages de ce livre constituent un véritable manuel.

Staline est décrit comme un criminel, mais aussi comme le stratège avisé qui a su hisser l'URSS au statut de grande puissance. Pour préserver son pouvoir il éliminait périodiquement ses collaborateurs proches, devenus trop expérimentés à ses yeux, pour les remplacer par des débutants tirés de lointaines provinces. Ces éliminations – qui se concluaient par la prison, le goulag ou l'exécution – étaient « justifiées » par des complots inventés de toutes pièces et s'appuyaient sur des aveux obtenus sous la torture.

Soudoplatov a travaillé avec Béria dont il appréciait le talent d'administrateur et d'organisateur. Sous sa plume Béria n'est ni plus ni moins monstrueux que d'autres qui, comme Khrouchtchev, se sont taillé une réputation de moralité sur le dos de Staline alors qu'ils avaient été aussi criminels que lui – et qui, par contre, se sont révélés de médiocres stratèges.

Soudoplatov note dans un passage révélateur le comportement de Béria au téléphone : « il était extrêmement grossier lorsqu'il s'adressait à des responsables haut placés. En revanche, lorsqu’il parlait à de simples fonctionnaires qu'il ne connaissait pas, il était toujours poli et plein d'attentions. Telles étaient les règles imposées par le système soviétique. On ne pouvait se montrer impoli qu'envers le personnel de haut niveau, mais les membres du Bureau politique se conduisaient en camarades respectables devant les simples citoyens ».

*     *

Soudoplatov « avait découvert que les savants [qui travaillaient dans le nucléaire aux Etats-Unis] nourrissaient le sentiment d'appartenir à une nouvelle race de super-hommes d’État, dont la mission transcendait les frontières nationales. C'est cet orgueil démesuré que lui-même et ses officiers de renseignement ont exploité ».

On comprend que malgré toutes les précautions prises les Soviétiques lisaient à livre ouvert par dessus l'épaule des Américains : les connaissances scientifiques et techniques ainsi acquises leur ont permis d'aller droit au but pour produire la bombe atomique, puis la bombe à hydrogène.

Les documents reproduits en annexe montrent comment les scientifiques soviétiques tiraient parti des renseignements fournis par les espions. On trouve aussi en annexe l'ordre donné par Staline, suite aux recommandations de Béria, pour l'exécution à Katyn de milliers d'officiers polonais prisonniers.

Après la mort de Staline le pouvoir se répartit entre quelques personnes – Béria vite éliminé, puis Khrouchtchev, Malenkov, Kaganovitch, Vorochilov, Molotov et Boulganine – qui se livrent une lutte sans merci. Les institutions et le système judiciaire sont mis au service de règlements de comptes qui touchent jusqu'aux responsables opérationnels : même si les exécutions se font plus rares que sous Staline, les procès truqués et l'extorsion d'aveux par la torture se poursuivent.

C'est ce qui arrive à Soudoplatov, qui connaît le même sort que d'autres collaborateurs de Béria et subit quinze ans de prison dans des conditions le plus souvent pénibles. Il n'a été réhabilité qu'après la fin du parti communiste de l'union soviétique. Ses mémoires se concluent par une note amère :

« L’État soviétique, à qui j’étais attaché par toutes les fibres de mon être, pour qui j'étais prêt à mourir, à cause de qui j'ai fermé les yeux devant toutes sortes de brutalités, persuadé qu'elles étaient justifiées par la transformation d'un pays arriéré en superpuissance, dont les erreurs m'ont fait perdre quinze ans d'une existence d'époux et de père, cet État soviétique a refusé de reconnaître ses erreurs en me rendant mon statut de citoyen. Pour retrouver ma place dans la société, il a fallu attendre la disparition de l'Union soviétique, l'effondrement de ce fier empire ».

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On sort de cette lecture comme d'un rêve, du cauchemar que fut la vie en Union soviétique. Ce passé lointain n'est pas cependant aussi exotique qu'il y paraît. La Russie de Poutine connaît elle aussi une magistrature soumise à l'exécutif, les procès truqués et les assassinats ordonnés par le pouvoir politique. Ces assassinats, les États-Unis d'Obama les commettent aussi avec leurs drones. L'espionnage, enfin, se porte mieux que jamais.

En France, aujourd’hui, les conflits de pouvoir ne se terminent certes pas par l'élimination physique du vaincu mais par son exécution morale : tout est fait pour le déconsidérer et pour le pousser à la dépression, forme intime de torture.

Enfin, il est au moins un point sur lequel nos dirigeants pourraient s'inspirer de l'Union soviétique : comme ce serait bien s'ils savaient se montrer « respectables devant les simples citoyens » !

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