Ceux qui ont compris l'informatisation sont devant les dirigeants comme les souris qui veulent pendre une sonnette au cou du chat1. Ils n'y parviennent pas, ça les exaspère et ils sont tentés de se soulager en se défoulant. On entend ainsi souvent des propos désabusés autour de la machine à café et dans les réunions entre experts : « le DG (ou le ministre, etc.) ne comprend rien à rien ».
Mais ce que nos dirigeants comprennent ou ne comprennent pas n'est que l'expression de la culture qui donne des significations et des valeurs à chacun des membres de notre peuple. Cette culture gouverne l'homme, même celui qui gouverne d'autres hommes, et comme elle est élaborée par la masse de ceux qui sont gouvernés le pouvoir qu'exerce un homme vient des gouvernés et y retourne2.
Il ne convient pas de faire de nos dirigeants les boucs émissaires d'une incurie collective : c'est en agissant sur la culture de notre peuple et à travers elle que nous pourrons faire naître en eux la compréhension du phénomène.
Il s'agit de procurer à chacun non la connaissance experte de la pile des techniques informatiques et sociologiques que l'informatisation comporte (une telle connaissance est hors de portée) mais une intuition exacte de son fonctionnement, de sorte que les individus, les entreprises et les institutions puissent tirer parti des possibilités qu'elle apporte et contenir les dangers qui les accompagnent.
L'action nécessaire comporte deux étapes : d'abord un effort de rigueur et d'exactitude sur soi-même pour penser l'existence, le fonctionnement et les conséquences du couple que forment dans l'action l'être humain et l'automate programmable. L'ascèse qu'exige cet effort est heureusement équilibrée par le plaisir qu'apporte l'élucidation d'un tel phénomène.
Cette élucidation ne sera jamais achevée car ce qu'elle considère est d'une complexité sans limite, mais la valeur d'une pensée réside moins dans son achèvement que dans son orientation et son dynamisme, couplé au dynamisme historique du phénomène : il faut comprendre et faire comprendre non pas seulement l'état actuel de l'informatisation, mais l'élan qui l'a portée vers cet état et qui l'emporte vers le futur.
La deuxième étape consiste à faire rayonner la pensée ainsi conquise en l'émettant dans les canaux médiatiques afin qu'elle puisse être captée par les esprits désireux de comprendre. Ceux qui nous disent « il faut communiquer » ont donc raison, mais il faut d'abord avoir bâti une pensée qui mérite d'être communiquée.
Une telle action s'inscrit dans le long terme. Elle demande de la patience, elle invite aussi les experts à se libérer du jargon professionnel et des anglicismes pour s'exprimer d'une façon aussi proche que possible du langage quotidien, celui de notre culture familière.
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1 Norbert Wiener, Cybernetics, p. 189.
2 Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, p. 207.
Bonjour,
RépondreSupprimerNorbert Wiener s'était sans doute inspiré de La Fontaine dans la fable "le conseil tenu par les rats".
JJB
Oui, sans doute. Wiener était cultivé... La fable de Bevilaqua (Abstemius, XVe siècle) intitulée "De Muribus tintinabulum Feli appendere volentibus" est célèbre chez les Britanniques : le comte d'Angus, qui l'a citée lors du complot contre Jacques III d'Ecosse en 1482, reçut le surnom de "Bell-the-Cat" (cf. https://en.wikipedia.org/wiki/Belling_the_cat).
SupprimerBonjour,
RépondreSupprimerNe pensez-vous pas M Volle que dans une société ouverte, le chemin doit être parcouru par les deux. Que pensez de dirigeant qui ne s'intéressent pas aux ressources qui les entourent ?
Il est vrai que l'informatisation contient beaucoup de néologismes et d'anglicismes qui confinent parfois, à devenir pédant, voir snob pour certains. Pourtant beaucoup de langues ont du intégrer ces néologismes pour ne pas perdre le fil. Ceux qui sont les plus en retard, n'ont même pas le temps de traduire dans leur langue les mots qui sont apportés de l'extérieur.
Le manque de curiosité est criant pour des personnes cultivées comme nos élites, c'est dommage.
Cela me rappelle la chine où internet devient le lieux d'apprentissage d'un savoir venu de l'étranger.
Pourtant , notre pays, si philosophe, a peut-être perçu la possibilité de faire autrement le numérique, ce qui provoque notre impatience, nous qui sommes branchés sur les innovations Etats-Uniennes.
Et si ce temps pris avant de décider, par nos élites, était tout bonnement la bonne manière de faire ? Qu'en pensez-vous ?
Max
Il est certes salubre de réfléchir avant d'agir, mais il ne faut pas que la réflexion serve d'alibi à une inaction prolongée...
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