mercredi 5 août 2015

L'iconomie et la France

Voici ce que l'un de mes amis a écrit dans un message consacré à l'informatisation :

« Logiquement, "la France" comme capacité d'action doit disparaître au profit de deux capacités d'action : l'Europe, les régions ».

Je lui ai répondu par le message ci-dessous.

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L'informatisation ne se limite pas aux dimensions technique et économique : c'est un phénomène anthropologique qui transforme les modes de vie : rapports entre les générations, délimitation des classes sociales, relations entre les personnes au travail, image que chacun se forme de son destin, conscience que les sociétés et les cultures ont d'elles-mêmes, place de chaque pays dans le concert des nations, etc.

L'informatisation confronte ainsi chaque personne, chaque entreprise et chaque pays à une interrogation sur ses valeurs : « que voulons-nous faire et, finalement, qui voulons-nous être ? ». Elle ne peut être réussie que si elle exprime ce que l'on veut être : c'est donc une affaire très intime.

Un pays ne peut réussir son informatisation que s'il sait l'incorporer à son histoire et à sa façon d'être. L'informatisation « à l'américaine » ne pourra pas répondre à tout : nous avons besoin d'une « iconomie à la française » et chacun des autres pays a besoin de sa propre iconomie : « à l'allemande », « à la chinoise », « à l'italienne », etc.

Pour pouvoir bâtir l'« iconomie à la française » il faut avoir élucidé ce que nous voulons être. Or l'histoire nous a légué un riche patrimoine de valeurs, naturellement traversé par des contradictions. Dans ce patrimoine, il nous revient de choisir les valeurs qui répondent à l'émergence du cerveau d'œuvre qui, dans l'emploi, se substitue désormais à la main d'œuvre (les valeurs ne sont pas imposées par la nature des choses : elles sont choisies par les individus et les sociétés).

Comme l'ont dit Philippe d'Iribarne et avant lui Michelet la Révolution a déposé entre les mains du peuple français les vertus de la noblesse : si celle-ci avait des vices (parasitisme, courtisanerie) elle avait aussi des qualités que l'on peut exprimer dans le vocabulaire d’Épictète : dignité, réserve, droiture : or ce sont là exactement les qualités que doit posséder le cerveau d'œuvre.

Le symbole de notre République, héritier du « plus beau royaume sous le ciel » (O. Reclus, 1899), invite chaque Français à cultiver l'élitisme intime, l'exigence envers soi-même qui le hisse au niveau de ces vertus aristocratiques. Cet « élitisme pour tous » (Diderot) détermine les valeurs qui peuvent nous orienter vers notre iconomie, il sera la contribution la plus authentique de la France au concert des nations.

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Cependant d'autres valeurs se proposent, qui entrent en conflit avec notre République. La réaction, qui est son pendant dialectique et qui triompha sous le régime de Vichy, reste présente et vivace. Le formalisme institutionnel, version historique de l'entropie, accomplit aussi naturellement son travail de dégénérescence.

Beaucoup de personnes sont donc tentées de renoncer. La France est trop petite pour l'iconomie, disent-elles, seule l'Europe peut y parvenir : c'est oublier que des nations minuscules ont su s'informatiser efficacement. L'affaire grecque a d'ailleurs confirmé que l'Europe, handicapée par une cacophonie de valeurs inconciliables, est incapable de choisir une orientation.

Quant aux régions (autre échappatoire), elles ne sont pas « plus proches des gens » que ne l'est la nation entière et en outre aucune d'entre elles ne porte de valeurs aussi claires, aussi éloquentes, aussi aptes à mobiliser une population que ne le sont celles de notre République.

1 commentaire:

  1. Il existe tout de même une très forte barrière contre "l'iconomie à la française" : l'exigence envers soi-même qu'est la maîtrise de l'informatique reste très peu valorisée en France.

    Un programmeur de haut niveau est quelqu'un qui possède une puissance de conception et une vision sur le problème qu'il doit traiter bien supérieure à celle de nombre de directeurs dans les grandes entreprises : il devrait en toute logique faire partie des décisionnaires.

    Mais parce qu'elle est considérée comme une activité "technique", l'informatique n'est pas valorisée, et les programmeurs d'élite restent en bas de l'échelle, avant de se détourner de leur activité.

    Les initiatives du gouvernement français tendant à développer des filières d'excellence en programmation vont dans le bon sens, mais elles resteront lettre morte tant que l'on ne reconnaîtra pas les programmeurs d'élite à leur juste valeur, c'est à dire comme des hommes ayant une capacité de conception de haut niveau couplée à un grand sens de la mise à exécution, ce qui doit en faire des capitaines d'industrie.

    C'est un atavisme français issu de la morgue aristocratique dont nous ne nous sommes jamais défaits, que de penser qu'un stratège doit être hautain et ne voir les choses que de loin. L'informatique est l'inverse de cet état d'esprit qui confond la valeur avec le dédain : nous sommes très loin en France, de changer de mentalité.

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