(Exposé à la journée du club Idéact organisée par Pierre Musso le 16 septembre 2015)
Notre économie, notre société, sont actuellement dans une phase de transition : l'informatisation, que certains préfèrent nommer "numérique", a transformé la nature des produits et le fonctionnement du système productif, mais les comportements des entreprises, des consommateurs et de l’État ne se sont pas encore convenablement adaptés aux possibilités qu'elle apporte, ils ne savent pas non plus éviter les risques qui accompagnent ces possibilités.
Nous avons nommé "iconomie" la représentation d'une société qui serait, par hypothèse, parvenue à la maturité au regard de l'informatisation : cela nous permet de mettre en évidence les conditions nécessaires de l'efficacité. Elles ne sont pas suffisantes, mais il est certain que si on ne les respecte pas la maturité ne peut pas être atteinte.
Ceux qui travaillent sur le système d'information d'une entreprise rencontrent souvent des obstacles qui s'opposent à la mise en œuvre de solutions raisonnables, dont la discussion provoque des conflits que la seule logique ne peut pas expliquer. L'expérience montre que ces conflits ont trois origines possibles, que l'on peut classer dans l'ordre des violences croissantes : sociologie, philosophie, métaphysique.
Les conflits d'origine sociologique sont ceux qui ont trait à la légitimité des pouvoirs, aux territoires des directions : chacune veut par exemple conserver le langage dont elle a l'habitude, au prix d'une confusion conceptuelle qui altère la qualité du SI.
Les conflits d'origine philosophique portent sur les techniques de la pensée : la pratique de l'abstraction, nécessaire pour choisir les êtres et les attributs que le SI observera, se heurte à l'objection "ce n'est pas si simple" ; la définition de la frontière entre le conceptuel et l'intuitif, l'automatisation et l'action humaine, nécessite une clarté d'esprit peu répandue. Ces conflits, qui tournent autour de la façon dont chacun pense, touchent à quelque chose de très profond et de très délicat dans chacun : on voit des personnes quitter la salle de réunion en claquant la porte.
Les conflits d'origine métaphysique portent sur les valeurs, sur la définition de ce qui est bien et de ce qui est mal, sur ce que l'on est et ce que l'on veut être, sur le but que l'on donne à son action et à sa vie, etc. Ils concernent donc dans les personnes, dans les entreprises, ce qu'il y a de plus intime dans leur individualité, et leur potentiel explosif est tellement puissant que l'on hésite à les expliciter : ils restent souterrains, comme des structures volcaniques qui soulèvent le sol, brisent sa surface, et travaillent sourdement les consciences.
Or il se trouve que l'informatisation d'une entreprise éveille un conflit métaphysique, un conflit qui concerne les valeurs et les buts de l'action. En effet l'informatisation, dans sa forme contemporaine la plus efficace, considère et organise les processus de production. Cela implique d'identifier les produits de l'entreprise, l'enchaînement des tâches qui concourent à leur élaboration, la responsabilité propre de chacun des agents opérationnels qui les accomplissent. C'est un changement radical par rapport aux organisations où l'on demandait aux agents de travailler sans pouvoir savoir à quoi cela servait, comme le bœuf qui tire fidèlement une charrue.
Un processus informatisé est élucidé : chacun sait à quel produit il aboutit, à quoi il sert, chacun connaît sa propre responsabilité et celle des autres agents avec lesquels il coopère. Mais si l'entreprise délègue une responsabilité à un agent, il faut aussi qu'elle lui délègue la légitimité qui permet d'assumer cette responsabilité, légitimité qui se concrétise en pratique par un droit à l'erreur et un droit à l'écoute : l'erreur non répétitive n'est pas sanctionnée, et celui qui est confronté à une difficulté ou à un incident imprévu trouve, dans l'entreprise, l'interlocuteur à qui il peut en rendre compte et qui lui répond.
La délégation de légitimité aux agents opérationnels entre en conflit avec l'organisation hiérarchique, qui réserve la légitimité au sommet de l'entreprise et ne la délègue en cascade, et de façon partielle, qu'aux directeurs puis aux chefs de service et enfin aux cadres : elle est contraire à la sacralisation de la fonction de commandement qu'implique l'étymologie, hieros et arché signifiant "pouvoir sacré".
Lorsqu'un processus est élucidé, des valeurs se présentent naturellement à l'esprit des agents : la qualité du produit, l'efficacité de sa production, la satisfaction du client, et elles sont toutes observables à travers des indicateurs objectifs qui sont associés en temps réel au fonctionnement du processus. Ces valeurs, que l'on peut qualifier de physiques, s'imposent à l'imaginaire, elles deviennent dans l'esprit des agents le symbole de l'entreprise, mais elles sont contraires à d'autres valeurs, financières, auxquelles les dirigeants avaient attribué plus d'importance : la "production d'argent", la "création de valeur pour l'actionnaire", etc.
Il en résulte un conflit de valeurs dans l'entreprise, qui s'entrelace avec les difficultés que présente la délégation de légitimité. Il se peut que l'hostilité de nombre de dirigeants envers l'informatisation s'explique par leur appréhension devant la perspective des conflits qu'elle provoque, et qu'ils ne savent pas comment gérer.
Ajoutons que la puissance que l'informatique procure est adroitement utilisée par des prédateurs, ceux qui savent s'emparer des biens d'autrui ou ponctionner de la richesse sur le flux des affaires sans rien donner à l'échange et qui s'emploient à "produire de l'argent" selon la règle "pas vu, pas pris", et qui savent utiliser la complexité des algorithmes pour échapper à la sagacité des régulateurs, envers lesquels ils conservent toujours une longueur d'avance : que l'on pense au blanchiment, qui permet au crime organisé de recycler ses profits dans l'économie légale, ou à ces montages astucieux qui lui associent l'abus de biens sociaux et la fraude fiscale. Que l'on pense aussi à certaines rémunérations extravagantes dont le montant, étant celui de la valeur d'un patrimoine, ne peut en aucun cas être le salaire d'un travail.
Récapitulons. Parmi les conflits de valeur que l'informatisation éveille, nous en avons repéré trois qui sont peut-être les plus importants :
- le conflit entre l'organisation hiérarchique, encore dominante, et la délégation de légitimité aux agents opérationnels qui est nécessaire à l'efficacité des processus de production ;
- le conflit entre les valeurs physiques, liées à la qualité des produits et à l'efficacité de la production, et les valeurs financières auxquelles les dirigeants se sont souvent attachés ;
- le conflit entre l'échange équilibré, qui est le seul que la théorie économique considère, et la prédation qui est comme une résurgence de la société féodale.
La maturité de l'économie et de la société informatisées, que nous nommons "iconomie", ne pourra être atteinte que si l'on sait voir et diagnostiquer les phénomènes confus que suscitent ces conflits assez clairement, assez énergiquement pour les désamorcer.
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