dimanche 24 avril 2016

Le secret des animateurs

L'animateur, c'est celui qui « donne une âme » à une entreprise, et plus généralement à une institution, qui « fait tourner la boutique » en réglant sans faire d'histoire les incidents quotidiens, qui crée une « bonne ambiance », etc. Il n'a évidemment rien à voir avec l'animateur des plateaux de télé, qui n'est qu'un séducteur divertissant : c'est une secrétaire ici, un directeur là, une infirmière à l'hôpital, un facteur à la campagne, un professeur, un secrétaire général, un artisan, un commerçant, etc.

On rencontre des animateurs dans toutes les catégories de la population active. Ils sont discrets, car ils ne sont pas de ces arrivistes qui cherchent à « faire carrière ». Il faut donc être attentif pour les repérer, les identifier et les dénombrer. Leur proportion varie selon l'institution considérée et selon l'époque, la moyenne se trouvant aux alentours de 10 % selon les experts avec qui j'ai pu me concerter.

La plupart des personnes ne perçoivent pas les qualités de l'animateur et ne lui savent aucun gré de ce qu'il apporte. Celles qui les perçoivent admirent sa générosité, son équilibre, sa patience, et le trouvent sympathique.

On peut donc être tenté de voir en lui un être essentiellement moral, une personne de bonne volonté. Cependant la proportion des animateurs varie, d'une institution à l'autre, plus qu'on ne l'attend de celle des individus « moraux ». Les qualités qui rendent une personne sympathique s'estompent d'ailleurs dans les animateurs que l'on trouve parmi les dirigeants : les entrepreneurs et les hommes d'Etat.

Parmi les dirigeants de l'économie et de la politique, rares sont ceux qui méritent d'être considérés comme des entrepreneurs et des hommes d'Etat : la proportion est là encore de l'ordre de 10 %. Ces animateurs-là ne se contentent pas d'occuper une position d'autorité : ils orientent l'institution, la nation, en trouvant parmi les obstacles et les ressources le point sur lequel ils peuvent appuyer le levier d'une action stratégique. Il faut pour cela qu'ils s'émancipent de la sociologie de leur milieu pour concentrer leur attention sur la physique et la logique de l'action.

Ces entrepreneurs, ces hommes d'Etat, sont des passionnés souvent autoritaires : Henry Ford, Louis Renault, Steve Jobs, Marcel Dassault, Charles de Gaulle ont certes « donné une âme » à leur entreprise ou à la nation, ils ont été des animateurs, mais même si on les admire leur caractère n'inspire pas la sympathie.

Un salarié ne peut pas être un animateur sans présenter des qualités « morales », car la sympathie qu'il inspire est une condition nécessaire de son efficacité. Elle n'est pas nécessaire au même point chez l'entrepreneur et l'homme d'Etat car la rudesse, voire la brutalité du comportement sont tolérées et même attendues chez un dirigeant.

Il faut donc chercher ailleurs le secret de l'animateur. Il ne lui est certes pas interdit d'être généreux, équilibré et patient même quand il est un dirigeant – la générosité du créateur peut se concilier avec de la rudesse – mais ce n'est pas dans ces qualités que réside le ressort de l'animation.

Où se trouve-t-il ? Qu'est-ce qui distingue le 10 % des animateurs du 90 % des autres personnes ?

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On trouve une première clé en examinant le comportement des dirigeants qui ne sont pas des entrepreneurs ni des hommes d'Etat, et celui des salariés qui ne sont pas des animateurs.

Le fait est que les Louis Renault, les André Citroën, les Marcel Dassault, les Steve Jobs sont rares parmi les dirigeants des entreprises, que les Charles de Gaulle, les Winston Churchill, les Gandhi et les Pierre Mendès-France sont rares parmi les politiques. Qu'ont donc en tête ceux des dirigeants qui ne sont pas des entrepreneurs, ceux des politiques qui ne sont pas des hommes d'Etat ?

Ces personnes-là sont essentiellement attentives à la sociologie interne de leur milieu. Pour être un dirigeant dans le monde des entreprises il faut avoir été coopté par la classe dirigeante, pour être coopté il faut avoir adhéré à l'habitus de cette classe, il faudra par la suite montrer patte blanche pour rester un dirigeant. Pour être un dirigeant dans le monde de la politique il faut avoir été coopté par l'appareil d'un parti, car on ne peut être élu qu'après avoir été éligible, puis montrer que l'on est « un politique » en se comportant en animal combatif dans l'arène du « pouvoir ».

Lorsque l'attention d'une personne se focalise ainsi sur la sociologie interne de son milieu, elle devient aveugle aux conditions externes, physiques et logiques, de l'action. Prisonnière du « petit monde » de cette sociologie, elle ignore le « grand monde » de la nature physique, humaine et sociale qui l'entoure.

Il en est de même pour ceux qui ne sont pas des dirigeants. Le « petit monde » de la carrière, de la spécialité, de l'organisation, focalise l'attention de l'employé qui ignore le client placé de l'autre côté du guichet, du commerçant mal embouché, du policier arrogant et brutal, du magistrat qui applique mécaniquement la loi : ils ne connaissent que la hiérarchie de l'institution, ses règles et ses méthodes, son vocabulaire, ses habitudes. Cette tentation bureaucratique est présente même chez des personnes cultivées et qui sont intellectuellement ouvertes en dehors de leur métier.

La sociologie de la direction générale, avec ses conflits de pouvoir et de couloir, empêche alors les responsables de percevoir ce qui se passe sur le terrain et les incite à prendre des décisions absurdes. Les agents opérationnels sont invités à travailler comme des bœufs, qui tirent leur charrue sans savoir à quoi cela sert. Le formalisme des procédures, règles et méthodes sert d'alibi à la paresse intellectuelle et aussi de bouclier protecteur : on ne pourra rien reprocher, pense-t-on, a celui qui a suivi « la méthodologie » même si cela a provoqué une catastrophe.

Mentalement prisonnier du formalisme professionnel, le bureaucrate voit dans l'animateur un ennemi. Le nombre des animateurs est d'autant plus réduit dans une institution que celle-ci incite plus fortement, par ses consignes et ses sanctions, à s'enfermer dans le « petit monde » de l'organisation. La pression qu'elle exerce ainsi se répercute sur les clients, considérés avec indifférence ou hostilité : il est alors dérisoire de prétendre « mettre le client au cœur de l'entreprise ». Il arrive aussi que le discours de l'institution encourage l'initiative et le non-conformisme alors qu'en fait elle les sanctionne, et cette hypocrisie révolte les personnes dont le jugement est resté droit.

Quand on rencontre, dans un magasin, des vendeurs aimables et compétents ; quand on rencontre, dans un hôpital, une équipe d'infirmières efficaces, attentives et patientes ; quand on observe une équipe de pompiers en action devant le danger, admirables de calme et de professionnalisme, on sait que leurs patrons sont des animateurs.

L'ambiance d'une entreprise, d'une direction, d'un service détermine en effet la proportion des animateurs et les 10 % que l'on constate en moyenne ne sont pas une fatalité : dans une institution dirigée de façon persévérante par un animateur, il peut arriver que la quasi-totalité des agents se comportent eux-mêmes en animateurs.

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Le fait est que chacun des « petits mondes » que délimite une classe, une sociologie, une spécialité, n'est qu'une partie du « grand monde » de la nature dans laquelle nous vivons, et que rien ne délimite. Le fait est aussi que chacun de ces « petits mondes » est aussi complexe que le « grand monde », car dans le monde réel comme dans l'espace une partie peut être aussi complexe que le tout (voir « Lire les maths »). C'est pourquoi on peut trouver dans un « petit monde » des subtilités qui, accaparant la pensée, incitent à oublier le « grand monde » qui l'entoure.

Le « petit monde » interne d'un milieu social, d'une institution, d'une théorie, est doté de concepts, d'un vocabulaire, de règles professionnelles qui déterminent les actions et les comportements. Le « grand monde », par contre, s'étend au delà de la zone qu'éclairent les théories connues, les concepts usuels, et que balisent des repères habituels. Il se manifeste par des signaux énigmatiques qu'aucun concept existant ne permet de classer : l'incident était imprévisible, le client est incompréhensible, l'initiative du concurrent est déroutante, l'expérience contredit la théorie, des paradoxes semblent contredire la logique, la nature paraît ne plus être la même.

La relation de l'animateur avec le « grand monde » nécessite donc une pensée pré-conceptuelle, une pensée en attente de concepts : son esprit est ouvert à ce qui est au delà du connu dans le monde de la nature physique, humaine et sociale comme dans le monde de la pensée.

Le commerçant animateur, qui voit au delà du « petit monde » de l'achat et de la vente, saura interpréter ce qu'un client indique par la parole ou l'expression du visage. Le salarié animateur relativise le « petit monde » des règles, procédures et méthodes : il sait à quoi sert ce qu'il fait, il sait aussi agir de façon responsable en cas d'incident. L'artisan animateur sait se débrouiller pour surmonter, sur le chantier, les difficultés que lui opposent la configuration des lieux et le caractère des personnes.

Etre ouvert au « grand monde » n'implique cependant pas de mépriser le « petit monde » de ce que l'on connaît : la pensée conceptuelle, structurée, est nécessaire à l'action professionnelle car le moment de l'action n'est pas celui de la recherche. Que dirait-on d'un chirurgien qui, confronté à une urgence, se mettrait à réfléchir aux limites de sa pensée, à chercher des concepts nouveaux, à méditer une innovation ?

L'animateur ne méprise donc pas l'organisation : il sait qu'une population sans organisation, sans institutions, n'est qu'une foule impulsive sujette à dérailler. Son action consiste à faciliter le fonctionnement de l'institution, à « mettre de l'huile dans les rouages » de son organisation et cela suppose qu'il la relativise, qu'il soumette son formalisme à la pierre de touche de la fidélité à la mission, qu'il s'écarte de ses conventions lorsque c'est nécessaire.

Voici donc la clé logique de l'animateur : son intellect vit non dans un « petit monde » professionnel, mais dans le « grand monde » de la nature physique, humaine et sociale dont il assume le caractère énigmatique. Il sait que l'artefact du « petit monde » de l'organisation est nécessaire à l'accomplissement de la mission de l'institution, mais il ne le considère pas comme un absolu.

Etant essentiellement un réaliste, l'animateur assume sans être dupe les aspects négatifs de l'institution : l'étroitesse de son « petit monde », le carriérisme, les abus de pouvoir, l'hypocrisie des consignes contradictoires, etc. sont autant d'obstacles qu'il surmonte ou contourne. Sa personnalité, soutenue par une structure intime ferme, est loin de l'image un peu niaise que peuvent évoquer des adjectifs comme « généreux », « ouvert », « sympa », etc.

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Sur la place de la République, une banderole proclamait ces jours-ci « Sabotage, grève générale ». Sur la Bourse du travail était placardée une affiche où se lisait « Travail = machine à broyer ». Ceux qui ont composé cette banderole et cette affiche, ainsi que les auteurs du livre à succès L'insurrection qui vient, ne sont assurément pas des animateurs.

Ces « anticapitalistes » voient dans l'animateur un « complice du capital » car son action positive, constructive, contribue au bon fonctionnement des institutions et en particulier des entreprises. Pour éclairer ce conflit il faut situer l'animateur dans l'histoire des idées.

Marx a vu dans l'accumulation du capital par l'entreprise privée le ressort d'un système qui exploite toujours plus la force de travail et finira dans une crise de suraccumulation et de surproduction. L'histoire a cependant montré que l'appropriation collective des moyens de production soumettait l'économie à une bureaucratie inefficace, car éloignée du terrain de l'action productive.

Saint-Simon a vu par contre dans l'entrepreneur (« l'industriel ») un acteur dont la mission s'identifie à celle de la personne morale « entreprise » : procurer le bien-être matériel à la population en assurant l'interface entre la société et la nature1. Il a distingué aussi, parmi les dirigeants, des entrepreneurs (les « abeilles ») et des prédateurs (les « frelons »).

On rencontre aujourd'hui ces deux points de vue : ils répondaient à la crise qui a suivi la première révolution industrielle, celle de la mécanisation, nous connaissons la crise qui fait suite à une autre révolution industrielle, celle de l'informatisation.

Les « anticapitalistes », hostiles aux entreprises et de façon générale aux institutions, confondent tous les dirigeants dans une même réprobation, y compris les entrepreneurs. Ceux qui suivent Saint-Simon voient par contre dans l'entreprise l'acteur essentiel d'une économie qu'il convient de mettre au service du bien commun, et ils distinguent les entrepreneurs des prédateurs. L'action de l'animateur le range, sans qu'il s'en rende compte le plus souvent, parmi les saint-simoniens.

Alors que l'entrepreneur est une personne dont l'attention se focalise sur l'efficacité des techniques, la compétence des salariés, la qualité des produits et la satisfaction des clients, il existe plusieurs types de prédateurs. Le mécanisme de la cooptation hisse parfois sur le pavois un incapable qui usurpe la place de l'entrepreneur, et dont l'incompétence est une forme naïve de prédation : l'inspection générale des finances est ainsi, malgré quelques exceptions, une pépinière de dirigeants calamiteux.

La stratégie des dirigeants incompétents consiste essentiellement à « créer de la valeur pour l'actionnaire » en montant des fusions et des acquisitions et en détruisant des actifs. La dégradation de la classe dirigeante qui en résulte se manifeste dans des rémunérations d'un montant exorbitant (voir la rémunération des patrons du CAC40 en 2015).

L'informatisation procure en outre des moyens puissants et discrets à ceux qui veulent pratiquer l'abus de biens sociaux, la fraude fiscale, la corruption et le blanchiment : les Panama Papers ont fait apparaître de façon incontestable des faits que les observateurs attentifs connaissent depuis longtemps.

Une passerelle s'est ainsi construite entre les dirigeants parasites et d'autres prédateurs, ceux du crime organisé crapuleux ou de la délinquance financière en col blanc, qui pourrissent de l'intérieur les entreprises dont ils prennent le contrôle.

Le rapport de force étant devenu globalement favorable aux prédateurs, notre société risque de glisser vers une forme ultra-moderne du régime féodal2: on regrettera alors, mais un peu tard, la démocratie, l'Etat de droit, l'entreprise privée et l'économie marchande que les « anticapitalistes » vitupèrent.

Seule l'action des animateurs peut nous éviter le pire.
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1 Pierre Musso, Saint-Simon et le saint-simonisme, PUF, coll. Que sais-je ?, 1999.
2 Michel Volle, Prédation et prédateurs, Economica, 2008.

4 commentaires:

  1. Bonsoir et merci pour ce billet plein d'enthousiasme.

    Le pessimiste estimera que des personnes qui n'accordent pas une attention prioritaire et constante aux rapports de force interne, seront inévitablement éliminés par ceux-ci. Et que l'arrivée "d'animateurs" à des postes de responsabilités, dans des organisations (publiques ou privées) existantes, ne peut se faire que des espèces de failles spatio-temporelles.

    Les optimistes, ou peut-être les réalistes, estimeront qu'il y a aussi à l'extérieur de l'organisation, des rapports de force qui influencent celle-ci, et qu'il doit être possible de conquérir des postes de responsabilité par l'extérieur — en s'appuyant sur ces mêmes forces quand elles remettent en cause les fonctionnements internes.

    Les doux rêveurs répondront que c'est précisément à cela que sert la dichotomie législatif / exécutif, administrateurs / directeurs, etc. : à placer l'externe à un niveau de pouvoir supérieur à l'interne.

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    1. L'externe prend malheureusement souvent le "pouvoir" : des dirigeants sont parachutés à la tête d'entreprises dont ils ignorent tout, cela ne donne rien de bon.
      Ceux qui cultivent les rapports de force internes sont des "politiques" au petit pied qui ambitionnent un pouvoir dérisoire dans le "petit monde" de l'entreprise. Ce sont parfois aussi des pervers à la recherche de la position qui leur permettra de se procurer des plaisirs secrets.
      L'animateur n'est ni un optimiste, ni un pessimiste : c'est un réaliste, il sait donc que les rapports de force sont une des dimensions de la nature humaine et sociale.
      Nous connaissons tous des institutions où les rapports de force dominent. Elles oppriment les animateurs et cela compromet leur efficacité à tel point que, parfois, leur valeur ajoutée est négative : elles ne peuvent alors perdurer que grâce à une position de monopole protégée par la loi.

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  2. Merci Mr Volle pour cet éclairage. En effet, on ne saurait analyser les institutions sans plonger dans ces considérations comportementales. Une question au sujet de la Chine: si l'étatisation pousse à la bureaucratie, comment la Chine réussit-elle alors qu'elle reste dominée par l'Etat sous un décor libéral? Exemple: Huwawei est une fausse entreprise privée semble-t-il

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    1. C'est la centralisation totale, "à la soviétique", qui paralyse l'économie. Une économie "dominée par l'Etat" peut comporter une décentralisation qui compense les effets de la bureaucratie.

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