Pour que l’échange puisse avoir lieu il faut que l’acheteur et le vendeur soient dans des positions différentes : le vendeur préfère se séparer d’une chose qu’il possède pour recevoir de la monnaie en échange, l’acheteur préfère se séparer de sa monnaie pour acquérir une chose qu’il ne possédait ou n’utilisait pas. Le vendeur a « besoin de liquidité », l’acheteur « besoin de la chose », et la transaction satisfait simultanément ces deux besoins.
Chacun des deux acteurs a cependant un « prix de réservation » : celui du vendeur est un minimum au dessous duquel il refuserait de se séparer de la chose, celui de l’acheteur est un maximum. La transaction ne peut avoir lieu qu’à un prix situé entre ces deux prix de réservation. Ce prix est censé exprimer la valeur subjective de la chose, telle que ces deux acteurs l’évaluent.
Si les vendeurs et acheteurs sont nombreux, un « marché » se forme sur lequel s’expriment une « offre » et une « demande » résultant chacune de la distribution statistique des prix de réservation dans leurs deux populations.
La science économique a tenté de conférer l’objectivité à la valeur en l’assimilant au « prix de marché » qui résulte de la rencontre d’une offre et d’une demande. Ce concept a mis du temps à émerger et sa portée a des limites.
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Pour les physiocrates du XVIIIe siècle la richesse réside dans la nature que l’activité humaine fait fructifier : le patrimoine foncier est la seule source d’une valeur que concrétisent l’agriculture, l’élevage et les mines. Les marchés étant locaux et les monnaies diverses, les prix se négocient au coup par coup de sorte qu’il n’existe pas de véritable « prix de marché ».
La production de masse qu’a introduit l’industrialisation a exigé l’unification du marché par suppression des particularismes, péages et difficultés de transport qui avaient auparavant entravé les échanges. Les économistes ont alors été confrontés à l’énigme de la valeur.
Ils ont d’abord cru qu’elle pouvait se mesurer selon la quantité de travail qu’exige la production. Ce point de vue est à l’origine de la théorie de la plus-value de Marx : alors que la valeur d’un produit est égale à la quantité de travail qu’il incorpore, le salaire est égal à la quantité de travail nécessaire à l’entretien de la force de travail, et inférieur à la valeur que l’action de la force de travail incorpore au produit.
Il est pourtant évident qu’il ne suffit pas de travailler beaucoup pour produire quelque chose qui ait de la valeur. Marx a d’ailleurs parlé aussi d’une « valeur d’échange » et d’une « valeur d’usage », mais ces concepts ne se prêtaient pas à une évaluation quantitative.
A la fin du XIXe siècle la théorie néoclassique a tranché la question en affirmant que la valeur d’un produit est exprimée par son « prix de marché », qui s’établit au niveau tel que le volume demandé soit égal au volume offert (intersection des « courbes d’offre et de demande »). Cette théorie a en outre démontré la possibilité et l’optimalité d’un équilibre général : il existe une structure de prix relatifs qui équilibre simultanément tous les marchés, les échanges qui en résultent conduisent à un « optimum de Pareto ».
À chaque produit de l’industrie a pu ainsi être associé un prix de marché éventuellement fluctuant, des « barèmes de prix » périodiques servant de référence aux décisions des agents économiques. Jusqu’à la deuxième guerre mondiale les seules statistiques publiées régulièrement ont été celles des prix de gros et des cours de bourse.
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Le modèle de l’équilibre général a fourni son socle à la science économique. Cette théorie a cependant des limites :
- les marchés auxquels elle s’applique sont ceux qui obéissent au régime de la concurrence parfaite. Or il existe des marchés qui obéissent à d’autres régimes (monopole naturel, concurrence monopolistique) et le régime auquel un marché obéit dépend de la « fonction de coût » d’une entreprise, qui exprime le coût de production d’une chose selon le volume produit : c’est une réalité physique indépendante de l’opinion que l’on peut avoir sur le caractère souhaitable ou non d'un régime.
- cette théorie postule que l’information des agents économiques est parfaite : elle néglige les situations d’information incomplète ou dissymétrique pourtant fréquentes dans le monde réel.
- les transactions sur des actifs patrimoniaux (appartement, antiquité, œuvre d’art, etc.) demandent une négociation au coup par coup qui ne se réfère que de façon très lâche aux prix obtenus lors de transactions analogues ;
- le cours des actions à la Bourse n’est pas un indicateur de la valeur d’une entreprise, qui doit se négocier lors d’une fusion-acquisition (« goodwill », etc.) et dépend des intentions de l’acheteur, donc de sa subjectivité.
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Conclusion : le prix peut être un indicateur de la valeur d’un produit sur les marchés qui obéissent au régime de la concurrence parfaite.
Sur les autres marchés la relation entre prix et valeur est distendue, chaque transaction faisant l’objet d’une négociation au coup par coup ou étant soumise à une stratégie d’offre qui ne fait pas référence à une « valeur » (c’est le cas du prix des circuits intégrés, des logiciels, etc.).
Dans l’iconomie la plupart des marchés obéissent au régime de la concurrence monopolistique et la différenciation des produits en variétés porte sur des attributs qualitatifs qu’il est impossible de quantifier : la valeur, que l’on avait pu croire objectivement mesurée par le prix, retrouve le caractère subjectif, qualitatif et imprécis qu’elle avait avant l’industrialisation et l’unification du marché.
Article excellent, j'aurais bien voulu avoir un exemple concret du monde de la concurrence monopolistique. Alors je fais le candide. Est-ce qu'on peut dire par exemple qu'un iphone X vendu à plus de 1000 euros (en 2019) profite justement de cette valeur perçue subjective pour justifier d'un tel prix ? ou je me trompe et l'iphoneX est en concurrence parfaite avec Samsung Galaxy et que ce prix est alors une valeur objective du marché ? merci pour ton éclairage Michel !
RépondreSupprimerAh oui ! très important, je faisais l'erreur (maintenant je me suis soigné :-)) que faisais Marx (j'étais certainement sous son influence) de confondre valeur avec quantité de travail. Mais il me semble encore que les entreprises payant les salariés à l'heure de travail et non à la valeur ajoutée produite fasse une erreur identique. D'où les slogans bizarres : travailler plus pour gagner plus...et si on travailler plus efficacement pour produire plus de valeur pour un client ? ce serait plus correct à mon goût.
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