Trois façons d’être, trois styles, se manifestent dans les personnes à l’état pur ou, comme les couleurs, se combinent en une diversité de nuances. Nous les distinguerons selon ce qui accapare l’attention : l’action, la pensée, la carrière. Nous considérons d’abord ces styles dans leur forme pure, puis nous évoquerons la complexité des nuances qui se rencontrent dans la vie.
La carrière
L’attention de nombre de personnes se focalise sur la sociologie des pouvoirs, des légitimités, du prestige, du droit à la parole, du commandement. Cela dessine trois personnages : le soumis accepte cette sociologie et obéit à des ordres, le révolté la refuse et combat « le pouvoir », le but du carriériste est de grimper l’échelle hiérarchique.
Certains passent alternativement de la soumission à la révolte : on peut interpréter le phénomène des Gilets Jaunes comme une révolte des soumis, catalysée par les réseaux sociaux.
Dans certaines institutions le souci de la carrière semble exclusif de toute autre préoccupation : personne n’y songe à prendre le risque de « compromettre sa carrière ».
Pierre Musso est un philosophe passé par l’ENA. Deux poussins sortant de cette école, et dont les plumes commençaient à percer le duvet, demandèrent un entretien afin de lui poser la question qui les tourmentait : « comment faire carrière ? ».
Musso, amusé, leur conseilla d’adhérer simultanément à un parti de droite et à un syndicat de gauche ou, au choix, à un parti de gauche et à un syndicat de droite. « Ainsi, leur dit-il, vous serez parés à toute éventualité ».
Un éclair d’intelligence brilla dans l’œil des poussins : ils avaient pris la plaisanterie au sérieux. « Ils ont eu raison, me dit Musso par la suite, car quelques années plus tard ils ont été tous deux directeurs d’une administration centrale ».
Pour faire carrière il faut adhérer à un réseau qui vous soutiendra et dont la puissance supposée intimidera ceux qui pourraient nuire à votre avancement. Combiner deux réseaux, comme Musso l’a suggéré, c’est se rendre inexpugnable.
Il est opportun de se lier à un puissant par un serment d’allégeance, quitte à en changer à l’occasion. Il faudra aussi posséder un conformisme rassurant et du flair pour sentir les opportunités. Mieux vaut enfin ne pas être trop compétent, car la compétence nuit à la souplesse, mais il faut éviter de sembler stupide.
Si vous respectez ces conditions, et si votre attention se concentre sur l’échelle qu’il s’agit de grimper, les galons puis les étoiles tomberont sur vos épaules. Mais serez-vous un véritable stratège une fois parvenu au grade de général ? « Il n’est pas raisonnable de croire que quelqu’un qui s’est pendant vingt-cinq ans conformé aux attentes de l’institution puisse devenir soudain un stratège à l’approche de la cinquantaine1 ».
La pensée
L’attention du penseur est focalisée sur les idées, les images dans lesquelles se reflètent le monde tel qu’il est, les choses telles qu’elles sont et qu’il veut connaître afin de les comprendre. Mais le « monde tel qu’il est » et les « choses telles qu’elles sont » sont d’une diversité et d’une complexité sans limite : le penseur doit donc se spécialiser pour choisir, dans cette complexité, le domaine sur lequel portera sa recherche.
Une recherche spéciale s’approche de l’universel si elle est approfondie2 : les travaux que Michel Pastoureau a consacrés à la couleur (Bleu, histoire d’une couleur) et aux animaux (Le roi tué par un cochon) font rayonner les dimensions et conséquences d’un fait particulier, et de même dans La vie sexuelle dans la Chine ancienne Robert van Gulik a déployé la meilleure des introductions à la culture chinoise.
De tels travaux invitent leur lecteur à approcher le point central, certes hors d’atteinte, où toutes les connaissances se rassemblent et se condensent. C’est ainsi que les penseurs, quelle que soit leur spécialité (mathématiciens, historiens, philosophes, etc.) et s’ils sont assez profonds, peuvent s’entendre à demi-mot avec des chercheurs d’autres disciplines car ils partagent avec eux la passion d’apprendre et de comprendre.
Cette passion étant exclusive beaucoup de penseurs mènent une vie obscure et discrète. Ils ne se soucient pas de carrière, de notoriété, ni des hochets (décorations, académies, prix Nobel, etc.) dont l’attente risquerait de les détourner de leur recherche. Ils n’ambitionnent pas la célébrité, mais ici une nuance s'impose et nous reviendrons sur ce point ci-dessous.
Il faut beaucoup de temps et du calme pour développer une réflexion : c’est pourquoi le penseur, qui est d’ailleurs souvent distrait dans la vie courante, peut se trouver désarmé devant les exigences de l’action et l’urgence des situations.
L’action
L’attention de l’homme d’action se focalise sur sa relation avec les choses, les institutions, les situations qu’il veut prendre en mains pour les manipuler et les transformer : il sera un entrepreneur parmi les dirigeants de l’économie, un animateur parmi les salariés, un homme d’État parmi les politiciens, un stratège parmi les militaires.
Face à des situations complexes et urgentes l’homme d’action utilisera l’instinct autant ou plus que l’intellect, cela le distingue du penseur.
Thucydide a vu en Thémistocle le personnage du stratège3 : « Son intelligence ne s’était ni formée, ni accrue par l’étude, mais son jugement était exact même dans les domaines dont il n’avait aucune expérience. Il possédait un talent sans pareil pour improviser l’action nécessaire dans une situation urgente et prendre à l’instant la décision judicieuse. Il savait aussi anticiper les événements futurs dont il discernait clairement les opportunités et les dangers. »
Autre exemple, le maréchal de Luxembourg décrit par Saint-Simon4 (la langue de Saint-Simon n’est pas la nôtre : il faut dans le texte qui suit traduire « flatterie » par « confiance en soi » et « danger du succès » par « risque ») : « Rien de plus juste que le coup d’œil de M. de Luxembourg, rien de plus brillant, de plus avisé, de plus prévoyant que lui devant les ennemis, ou un jour de bataille, avec une audace, une flatterie, et en même temps un sang-froid qui lui laissait tout voir et tout prévoir au milieu du plus grand feu et du danger du succès le plus imminent. »
Le personnage de l’homme d’État a été illustré par Clémenceau, Charles de Gaulle, Georges Mandel, Pierre Mendès-France, etc. Il se distingue du politicien qui a pour seul but de grimper l’échelle des pouvoirs.
Pour l’entrepreneur on peut citer en exemple Steve Jobs5, André Citroën, Marcel Dassault et nombre de personnes moins connues. Les entrepreneurs se distinguent des autres dirigeants par une vigilance instinctive qui embrasse toutes les dimensions de l’entreprise (physique, logique, sociologie, psychologie, valeurs, etc.).
L’animateur est un salarié dont l’attention se focalise, comme celle de l’entrepreneur, sur l’action de l’entreprise et donc la qualité de ses produits, la satisfaction de ses clients, etc.
Nuances et complexité
Il faut introduire des nuances nécessaires car dans la réalité les types purs que nous avons présentés se mélangent même si l’un donne la priorité à sa carrière, l’autre à son action, un troisième à sa pensée.
Le penseur qui croit sa recherche utile ambitionnera en effet la notoriété qui seule peut lui permettre d'en faire connaître les résultats. Celui qui possède les qualités de l’homme d’action voudra accéder à la fonction de commandement qui seule lui permettra de les déployer : si à l’état pur ni le penseur, ni l’homme d’action ne sont des carriéristes, il faudra pourtant qu’ils sachent se débrouiller pour faire carrière même si ce n’est pas leur priorité.
L’homme d’action, bousculé par l’urgence, ne dispose pas de la tranquillité nécessaire à l’exercice de la pensée. Il a cependant besoin de se faire une idée juste des situations auxquelles il est confronté, de se les représenter selon des concepts pertinents, et pour cela il a besoin de l’apport des penseurs. Il faut donc que sa formation initiale lui ait procuré une culture solide, et il devra encore nourrir son intuition en sachant écouter des experts. Ces derniers ne lui dicteront cependant pas ses décisions, car il leur manque l’intuition globale de la situation.
Des jalousies peuvent opposer les penseurs qui se disputent la priorité de leurs découvertes (cf. le conflit entre Newton et Leibniz) et ambitionnent de dominer le champ de la pensée, les hommes d’action se battent pour accéder à la légitimité puis pour promouvoir chacun son projet : les domaines de la pensée et de l’action sont eux aussi soumis à une sociologie.
Enfin le soumis, le révolté, le carriériste, sont des êtres humains qui disposent d’un cerveau et d’une volonté. Les catégories que nous avons dessinées ne sont donc pas étanches : les accidents de la vie, les apports de l’expérience peuvent transformer un soumis en entrepreneur, un carriériste en stratège, un révolté en homme d’action, etc. Il est pourtant bon de savoir distinguer ces personnages lorsqu’on les rencontre.
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1 Paul Yingling, A failure in generalship, Armed Forces Journal, 1er mai 2007.
2 Voir « L’esprit de la recherche ».
3 Thucydide, La guerre du Péloponnèse, Les Belles Lettres, 1995, Livre I, p. 92. La traduction est de moi.
4 Saint-Simon (1675-1755), Mémoires, Gallimard 1983, vol. I p. 207.
5 Walter Isaacson, Steve Jobs, Le livre de Poche, 2012.
Merci Michel pour cette grille de lecture qui donne un outil pour analyser rapidement les gens que l'on côtoie. On peut sur un graphique tracer trois axes et placer la personne dans cet espace tridimensionnel. Les valeurs de chacun peuvent apprécier plus ou moins le penseur, ou le carriériste etc. Ce sont les valeurs de chacun qui déterminent si oui ou non on a envie de continuer une relation avec une personne. Il faut parfois être fin psychologue pour par exemple démasquer un carriériste derrière un penseur. L'expérience et la fréquentation de cette personne est la mesure qui permet de dégager une idée du profil de la personne en question.
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