lundi 13 avril 2020

Monnaie et souveraineté

Certains responsables voient une menace pour la « souveraineté » dans la Libra, projet de monnaie électronique de Facebook : chaque monnaie, disent-ils, est l’expression de la souveraineté d’un État, et d’ailleurs seuls les États peuvent être les garants de la fonction fiduciaire de la monnaie. Pour Bruno Le Maire, « nous ne pouvons pas accepter qu’une entreprise privée se dote des instruments de souveraineté d’un État ».

Le débat semble clos depuis que Mark Zuckerberg a fait allégeance aux États-Unis. Le lien entre monnaie et souveraineté semble pourtant contredit par la réalité empirique comme par la réalité historique et la théorie économique : l’informatisation de la monnaie révélera-t-elle cette contradiction ?

Réalité empirique

Si la première qualité d’une monnaie est d’inspirer confiance, la garantie d’un État n’a jamais suffi pour empêcher une crise monétaire : pour ne citer que deux exemples l’Allemagne en 1923 et l’Argentine à la fin des années 1980 ont connu des épisodes d’inflation extrême.

L’Euro, qui est resté stable depuis sa création, n’est pas une monnaie souveraine. On dit bien sûr que les États ont délégué leur souveraineté monétaire à l’Europe, mais est-il logiquement possible de « déléguer » une souveraineté ? Une telle délégation, qui fait des « souverains » des pays qui ont adhéré à l’Euro les membres élus d’une assemblée qui délibérera sur les initiatives de la BCE, réduit la « souveraineté » des États à une fonction de type parlementaire, assujettie aux décisions d’une bureaucratie dont on peut seulement souhaiter qu’elle soit compétente.

Quel est d’ailleurs le périmètre des institutions qui émanent du souverain (la « couronne », disent les Britanniques)  ? Il comprend à coup sûr la défense, la justice et la diplomatie. Certains pays leur ajoutent l'enseignement, la santé publique, la politique sociale, la culture et même la religion : ce périmètre est plus ou moins étendu selon les nations.

L'expérience des crises monétaires invite à ne pas considérer la monnaie comme un « instrument de la souveraineté de l’État », mais comme un outil dont la commodité fonde l'usage général qui, lui-même, inspire la confiance : si l'on a confiance en la monnaie, ce n'est pas parce qu'elle bénéficie de la garantie d'un État (garantie contredite par les épisodes d'hyperinflation), mais parce que sa commodité fait qu'elle est acceptée par chacun en contrepartie des biens et des services dont elle facilite l'échange.

Réalité historique

La « souveraineté monétaire » n’a d’ailleurs pas de profondes racines historiques. Le droit de battre monnaie appartenait dans l'ancien régime à des souverains d'importance diverse, et il n'était rien d'autre que le droit de mettre en circulation des jetons portant l'image du souverain, de son blason ou d'un autre symbole le représentant.

Une fois émis, ces jetons circulaient dans l'Europe et leur pouvoir d'échange en tant que monnaie n'était pas celui de leur nom ni de leur valeur faciale mais celui du poids du métal précieux qu'ils contenaient : la vraie monnaie, c'était l'argent ou l'or liés par une proportion d'équivalence1.

Avant que Bonaparte définisse le Franc de Germinal en l’an XI les Français distinguaient en effet une monnaie de compte et une monnaie de paiement, fait qu’il nous est aujourd’hui difficile de concevoir.

La livre était définie par le Roi de France comme équivalente à un poids d’argent, qui valait généralement onze fois moins que l’or du même poids. Les prix étaient exprimés en livres mais il n’existait pas de monnaie marquée « livre » : il fallait trouver dans les pièces le poids d’argent ou d’or nécessaire pour payer.

Lorsque le vendeur et l’acheteur s’étaient mis d’accord sur un prix en livres, l’acheteur devait arriver avec un sac de pièces d’origine diverse (écus français, deniers génois, ducats vénitiens, florins florentins, etc.) contenant un poids d’or et d’argent équivalent à ce prix. Il fallait alors faire intervenir un changeur, expert en monnaies qui les vérifiait, les pesait, évaluait leur pureté en métal précieux et appréciait enfin si la monnaie de paiement atteignait le chiffre fixé en monnaie de compte.

Lors d’une transaction le fait qu’une monnaie ait été émise par tel ou tel souverain n’avait donc aucune importance : seul comptait le poids du métal précieux qu’elle contenait. Mettre en circulation des pièces qui portaient les symboles d’un État et, parfois, l’image de son souverain, cela contribuait sans doute à leur prestige mais sans plus.

La « souveraineté monétaire » est donc une notion que l’on évoque avec trop de complaisance, alors qu’elle est contredite par les faits comme par l’histoire.

Théorie économique

John Hicks a proposé une théorie de la monnaie2 qui part, comme la « théorie de la valeur », du modèle de l’équilibre général et de l'utilité subjective des agents économiques : la « structure désirée du patrimoine » doit tenir compte de l'incertitude des revenus et besoins futurs.

La monnaie, actif paradoxal (il ne rapporte aucun revenu et sa valeur est altérée par l’inflation), est désirée parce qu’elle est un instrument essentiellement liquide, généralement accepté et immédiatement disponible pour répondre aux accidents de la vie ou saisir des opportunités : sa liquidité la distingue des autres actifs, dont la liquidation suppose une démarche éventuellement longue (pensons par exemple au délai et à la négociation que demande la vente d’un appartement).

La qualité fiduciaire de la monnaie dépend de ce point de vue essentiellement du besoin de liquidité des agents économiques, qui peut varier selon la conjoncture, et aussi de la commodité que l’instrument procure aux transactions (acceptabilité, rapidité, modicité ou absence des frais, certification, enregistrement comptable, sécurité, etc.).

L’informatisation de la monnaie

Le projet de la Libra, ainsi que d’autres projets analogues, consiste à mettre la puissance des algorithmes et des processeurs au service de la liquidité : la blockchain procure un enregistrement historique sécurisé des transactions, des algorithmes comptables procurent la transparence des comptes, des virements d’un montant minuscule sont possibles sans frais ainsi que la gestion de jetons (« tokens ») porteurs d’une éventuelle valeur future.

L'informatisation, après avoir transformé l'action productive, peut et doit aussi transformer l'instrument des transactions pour lui apporter efficacité et commodité. Contrairement à l’adage « la mauvaise monnaie chasse la bonne », qui ne s’applique pas ici, la monnaie la plus commode chassera alors les instruments moins efficaces.

Les chambres de compensation, le réseau Swift, la tenue des comptes par les banques et le paiement par carte sont déjà informatisés mais ne font que décalquer les fonctions habituelles de la monnaie, tout comme la première informatisation des entreprises a décalqué les processus mécanisés. La blockchain a inauguré un monde d'algorithmes qui ouvrent la possibilité d'une monnaie véritablement et pleinement informatisée.
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1 Romuald Szramkiewicz, Histoire du droit des affaires, Montchrestien, 1989, p. 65.
2 John Hicks, « A Suggestion for Simplifying the Theory of Money », Economica 1935.

2 commentaires:

  1. bravo, (comme d'habitude).
    excellente présentation de la question.
    Evidemment, il est de nombreux points où je ne suis pas d'accord (ce qui ne retire rien de mes compliments précédents). Je te les ferai passer dès que rédigés, ce qui ne saurait tarder.
    Bien amicalement

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  2. Une monnaie au service des besoins humains est fondée sur la valeur perçue comme la plus précieuse à un moment donné.

    Avant l'invention de l'informatique, toute valeur de référence ne pouvait être que matérielle et donc tangible. Avec l'avènement des ordinateurs et des algorithmes, une nouvelle période s'ouvre.

    L'examen attentif des valeurs disponibles finit par montrer qu'il en est une qui dépasse toutes les autres : le temps humain. Avec le développement prodigieux des sciences et des techniques, ce temps n'a cessé de se démultiplier et de se raffiner. Quand il n'est pas plombé par des organisations inadéquates (par exemple : temps perdu dans les embouteillages et les bouchons des voies mal calibrées, des territoires mal aménagés ou des sociétés déréglées), ce temps humain est la ressource immatérielle qui fait figure de valeur la plus précieuse. Chacun peut en faire l'expérience dès lors qu'il est embarqué dans des situations où il vient à manquer de temps pour l'essentiel ; dans des périodes comme celle que nous venons de vivre où il se trouve soudain désoeuvré.

    Ce qui vient d'être brièvement exposé est plus amplement détaillé ici : https://france2022.blogspot.com/2017/10/creation-dune-monnaie-de-service.html

    Des travaux théoriques et pratiques permettront de transformer cette esquisse en véritable plan d'actions.

    A l'heure où se profilent plusieurs crises (économiques, sociales, géopolitiques ...), il est plus que temps de faire preuve d'imagination, d'audace et de rigueur pour insuffler des énergies nouvelles à des corps intermédiaires menacés de ruine si nous en restons à de vieux schémas monétaires privés des prodigieux leviers d'innovation que nous offrent l'informatique et une analyse économique qui sait s'affranchir de modèles obsolètes, incomplets ou même erronés.

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