Selon un de mes amis économistes l’informatisation (qu’il nomme « révolution digitale ») n’apporterait aucun gain de productivité :
« La révolution digitale, a-t-il écrit, a des retombées décevantes en termes d’efficacité productive. La forte flexibilité du marché du travail a facilité le déversement des moins qualifiés sur des petits jobs périphériques de services. Les plateformes d’intermédiation mobilisent un halo de petits emplois dédiés à la logistique ou à des micro-tâches et qui dégradent la productivité à plus grande échelle. Les nouvelles possibilités de contact client, d’organisation, de notation, etc. liées aux outils numériques favorisent l’explosion des services à la personne sur lesquels les niveaux comme les progrès de productivité sont très faibles. »
Cette opinion avait été exprimée par Robert Solow1, elle est défendue par Robert Gordon2, on la retrouve sous une autre forme chez Nicholas Carr3 : elle est répandue parmi les économistes et aussi dans la masse de la population.
Condensons le raisonnement de mon ami. Il ne niera certes pas la productivité qu’apporte l’automatisation : l’action productive étant automatisée, le travail auparavant nécessaire à la production est remplacé par celui qui est consacré à l’ingénierie des automates, dont la quantité est moindre (si ce n’était pas le cas les entreprises n’investiraient pas dans l’automatisation).
Cependant il dit que l’informatisation provoque dans les services une croissance du nombre des emplois peu qualifiés et à faible productivité, et que cela fait plus que compenser le gain qu’apporte l’automatisation.
Je crois cette opinion radicalement fausse car elle masque à notre intuition la perspective qu'a ouverte l’informatisation.
Or ce volume, tel qu’il est calculé, ne rend pas un compte exact de la qualité des produits ni de l’accroissement du bien-être qui résulte, après un délai, de la baisse du prix des produits innovants.
Les statisticiens ont tenté de prendre en compte la qualité en calculant quelques indices « hédoniques » mais cela suppose des conventions discutables : pour évaluer le « volume » d’un bien nouveau (automobile, ordinateur, machine à laver, etc.) économe en énergie, commode et sûr, ils multiplient le « volume » d’une variété antérieure, moins perfectionnée, par un coefficient qu’ils calculent en comparant et pondérant leurs attributs, mais qui semblera toujours arbitraire.
L’évaluation de la productivité est donc sujette à caution lorsque la qualité des produits s’accroît et que l’innovation est vive, comme c’est le cas depuis les années 1970 : alors que la vie quotidienne a été transformée par l’Internet, la téléphonie mobile, le commerce électronique, l’informatisation des biens d’équipement, et que la vie au travail l’a été elle aussi par l’automatisation et les systèmes d’information, tout cela n’a pratiquement pas laissé de trace dans le volume du PIB.
Il en résulte une sous-estimation systématique de la productivité et de sa croissance.
Un service, c’est « la mise à disposition temporaire d’un bien ou d’une compétence » : sont « services » la location d’un appartement, la consultation d’un médecin, un voyage en avion, le cours d’un professeur, l’opération d’un chirurgien, l’activité d’un commerçant, etc.
Tout service est une rencontre de deux êtres humains : un « client » (consommateur ou utilisateur) rencontre le représentant d’une entreprise ou d’une institution. Ce dernier doit être capable de discernement et d’initiative pour pouvoir répondre à la diversité des cas particuliers et aider le client à trouver la variété du produit qui satisfera ses besoins, puis à l’utiliser au mieux.
L’insouciance de certaines entreprises envers la qualité des services, considérés comme de « petits jobs » qu’elles peuvent sous-traiter ou confier à des personnes peu qualifiées, révèle leur immaturité en regard de cette situation.
Nous avons nommé « iconomie » une économie informatisée par hypothèse efficace et qui aurait donc surmonté les maladresses de la période de transition. Nous avons montré que c’était une économie de la qualité4, les clients évaluant les produits selon le rapport « qualité subjective/prix » et non en recherchant systématiquement le prix le plus bas.
Nous en sommes loin aujourd’hui : les clients sont donc, autant que les entreprises, responsables de l’immaturité de l’économie en regard de la situation qu’a créée l’informatisation. La vie quotidienne nous enseigne pourtant, si nous sommes attentifs, qu’un vendeur compétent et aimable conforte dans la durée le succès d’un commerce.
La compétence relationnelle qui s’exprime dans les services est aussi importante que la compétence technique qui se déploie dans les bureaux d’étude et les usines : elle mérite donc d’être reconnue, formée et rémunérée.
La relation « service = faible qualification = bas salaire » est d’ailleurs évidemment fausse : on ne peut pas dire que les pilotes de ligne, les chirurgiens, les professeurs, etc., qui tous produisent un service, soient des personnes peu qualifiées et ne méritent qu’une faible rémunération.
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1 Robert Solow a écrit : « you can see the computer age everywhere but in the productivity statistics », New York Review of Books, 12 juillet 1987.
2 Robert J. Gordon, « Is U.S. Economic Growth Over? », National Bureau of Economic Research, août 2012.
3 Nicholas G. Carr, « IT doesn't matter », Harvard Business Review, juin 2003.
4 Et aussi une « économie de la compétence » ainsi qu’une « économie du risque maximum » : Schéma économique de l’iconomie.
Bonjou ,entièrement d'accord sur le fond. Quant aux notions de qualité, de service et de valeur, c'est très subjectif.
RépondreSupprimerLa qualité est en effet subjective, cela ne l'empêche pas de jouer un rôle primordial dans l'économie.
SupprimerLa notion de service est par contre objective et d'ailleurs très clairement définie : "mise à disposition temporaire d'un bien ou d'une compétence".
La notion de valeur est l'objet de toutes les réflexions et controverses des économistes. Notez que ce mot ne se trouve pas dans mon texte.