dimanche 11 octobre 2020

À propos d’Adam Smith

Un de mes amis, désigné ci-dessous par les initiales JP, dit que l’économie n’est pas une science. Nous en parlons souvent sans jamais tomber d’accord. Je reproduis ici un échange qui m’a donné l’occasion de dire ce que je pense d’Adam Smith.

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JP
 : Ce n'est pas la « main invisible » qui a permis de faire des machines comme la NVIDIA GV 100 et sa puce intégrant 21 milliards de transistors, plus les millions de lignes de code pour son système d'exploitation. Mieux vaut aller regarder du côté de Maxwell, Boltzmann, von Neuman, Turing, Shannon ou Wiener, et de l'ingénierie de système. 

MV : Je suppose que tu n’as pas lu les grands économistes, sinon tu aurais senti ce qui les distingue des esprits étroits qui portent eux aussi le titre d’économiste. 

Les grands économistes se sont employés à produire une représentation schématique et donc simple, mais judicieuse, d’une situation historique dont la complexité défiait l’entendement. Je me suis inspiré de leur exemple pour modéliser l’iconomie. 

Tu évoques la « main invisible » d’Adam Smith. Elle est citée avec trop de complaisance par des personnes qui ne l’ont pas lu, ou pas compris, et qui commettent donc un contresens. 

JP : J'ai quand même lu Adam Smith, car cette histoire de « main invisible » m'intriguait, et même Keynes il y a fort longtemps. Quel est le contresens que tu signales ? 

La littérature sur la complexité ne mentionne rien qui provienne des grands économistes dont tu parles ou alors ça m'a échappé. On peut tout au plus mentionner la théorie des jeux mais c'est un apport de mathématicien. François Dubois (ENS Ulm) avait invité voici quelques années Jean Tirole, avant le prix Nobel, à son séminaire Complexité des systèmes. Il nous a parlé de la théorie des jeux, cela a occasionné un échange intéressant sur la systémique. 

Stiglitz développe des idées intéressantes : son analyse du scandale Enron montre que quand on fait du trading de l'énergie comme du trading boursier, ça se termine par des coupures de courant. Cela illustre les effets de la déconnexion du réel propre à ce type d'économie. Peut-être n'est-il pas lui non plus un grand économiste

MV : Le passage où Smith évoque la « main invisible » se trouve dans le chapitre 2 du livre IV de la Richesse des nations, consacré aux taxes sur les importations. Smith estime que la libre initiative des entrepreneurs contribue au bien commun de façon plus efficace qu'une réglementation, car seul l'entrepreneur, étant sur le terrain, peut percevoir clairement les opportunités et les dangers que présente la situation de son entreprise. C'est du pur bon sens. 

Ce passage a été interprété comme une apologie de la rapacité : il suffirait de rechercher le profit, le bien commun en résulterait automatiquement. Cette interprétation est un contresens car Smith l'a explicitement contredite. 

Des taxes peuvent être nécessaires, dit-il en effet, pour assurer la défense du pays car « la défense est beaucoup plus importante que la richesse1 » (IV, 2), pour protéger des industries qu'il est avantageux de développer ou encore pour doter le pays des infrastructures qui contribueront à l’efficacité de son économie. 

La liberté d'entreprendre ne se conçoit, a-t-il dit aussi, que dans un État de droit bien administré : « Le négoce et les usines peuvent rarement prospérer dans un pays qui ne bénéficie par d’une administration correcte de la justice, dans lequel les personnes ne se sentent pas en sécurité dans la possession de leurs biens, dans lequel la fidélité des contrats n’est pas encouragée par la loi2 » (V, 3). 

Il a critiqué « les sophismes intéressés des négociants et des industriels3 », leur « étroitesse, méchanceté, égoïsme4 » (IV, 3). L'entreprise a pour seule mission, dit-il encore, de satisfaire les besoins des consommateurs : « La consommation est le seul but de toute production et l’intérêt du producteur ne doit être considéré que dans la mesure où cela peut être nécessaire pour promouvoir celui du consommateur5 » (IV, 8). 

La pensée de Smith est donc plus profonde, plus nuancée et plus subtile que ne le croient des lecteurs superficiels. 

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Chacun des grands économistes a considéré la situation historique concrète de son temps, caractérisée par les ressources naturelles et les techniques disponibles ainsi que par la position relative des nations. La production, l'échange et la consommation résultent de décisions innombrables dont l'entrelacs est d'une grande complexité. Ils en ont chacun modélisé la dynamique : c'est peut-être un cas particulier de la systémique à laquelle tu penses. 

Tirole et Stiglitz ont apporté d'utiles compléments à la théorie économique en étudiant les situations de concurrence imparfaite qui résultent d'une dissymétrie de l'information. Leur réflexion, focalisée sur le marché, ignore cependant l'entrepreneur et donc l'entreprise : Tirole ne conçoit que le dirigeant « agent des actionnaires », pantin dont des « incitations » tirent les ficelles. Ni l'un ni l'autre ne me semble donc être un « grand » économiste.
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1 « Defence is of much more importance than opulence. » 
2 « Commerce and manufactures can seldom flourish long in any state which does not enjoy a regular administration of justice, in which the people do not feel themselves secure in the possession of their property, in which the faith of contracts is not supported by law. » 
3 « The interested sophistry of merchants and manufacturers. » 
4 « Narrowness, meanness, selfish disposition. » 
5 « Consumption is the sole end and purpose of all production, and the interest of the producer ought to be attended to only so far as it may be necessary for promoting that of the consumer. »

5 commentaires:

  1. « La libre initiative des entrepreneurs contribuent plus à la richesse qu’une réglementation » Smith, chapitre 2 livre IV de la Richesse des Nations cit. par Mickaël Gautier, travailleur improductif au sens de ce même Smith.

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  2. Cher Michel merci pour ces utiles mises en perpective. J'apprécie aussi ton petit coup de patte à Tirole qui me semble surévalué. Juste une question, ne faut-il pas aussi prendre en compte la dimension de moraliste de Smith? Sa pensée des systèmes économiques me semble être imprégnée de cette dimension, ce qui relativise encore plus les sur-intéprétations de la "main invisible? Amical souvenir

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    1. Il faut en effet lire sa "Théorie des sentiments moraux".

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  3. Je m'étonne toujours du débat que suscitent les glorieux défricheurs tels qu'Adam Smith. Je pense que nul ne conteste la valeur du travail qu'il a accompli mais ce travail doit être replacé dans son époque et des connaissances qui étaient celles d'alors et qui se sont depuis bien étendues.

    Je ne citerai pour preuve que le récit de l'avènement de la monnaie qui vient remplacer un troc vraiment trop limité. On sait aujourd'hui que cette séquence est une fable, aucun anthropologue n'ayant jamais trouvé à aucun endroit de la planète une telle pratique du troc et, a fortiori, de trace d'une telle évolution. Il est évident qu'Adam Smith a raconté là une histoire qui lui convenait mais comment peut-on encore aujourd'hui la colporter avec autant de complaisance et s'affirmer scientifique ?

    Quant à la main invisible qui guide notre investisseur du Livre IV dans ses choix, elle n'est que l'image de la vertu de celui-ci qui bien que souhaitant s'enrichir va tout de même faire le choix favorable à la collectivité. On aimerait que cette main invisible guide encore nos capitalistes-financiers d'aujourd'hui ...

    Pour finir, on ne peut ignorer le propos résolument idéologique des écrits d'Adam Smith.

    Alors si l'économie a la prétention d'être scientifique, on voit bien qu'elle devra faire un sérieux inventaire dans les apports d'Adam Smith.

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    1. Ceux qui disent "l'économie n'est pas une science" ont une conception trop étroite de la science : http://michelvolle.blogspot.com/2010/10/pourquoi-leconomie-est-une-science.html

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