Ce texte extrait des Mémoires de Saint-Simon fait partie de la série "Un peu de lecture pendant les vacances"
Il arriva [lors de la revue des troupes à Compiègne en 1698] une plaisante aventure au comte de Tessé. Il était colonel général des dragons. M. de Lauzun lui demanda deux jours auparavant, avec cet air de bonté, de douceur et de simplicité qu'il prenait presque toujours, s'il avait songé à ce qu'il lui fallait pour saluer le roi à la tête des dragons, et là-dessus, entrèrent en récit du cheval, de l'habit et de l'équipage. Après les louanges, « mais le chapeau, lui dit bonnement Lauzun, je ne vous en entends point parler? — Mais non, répondit l'autre, je compte d'avoir un bonnet. — Un bonnet! reprit Lauzun, mais y pensez-vous! un bonnet! cela est bon pour tous les autres, mais le colonel général avoir un bonnet! monsieur le comte, vous n'y pensez pas. — Comment donc? lui dit Tessé, qu'aurais-je donc? » Lauzun le fit douter, et se fit prier longtemps, et lui faisant accroire qu'il savait mieux qu'il ne disait; enfin, vaincu par ses prières, il lui dit qu'il ne lui voulait pas laisser commettre une si lourde faute, que cette charge ayant été créée pour lui, il en savait bien toutes les distinctions dont une des principales était, lorsque le roi voyait les dragons, d'avoir un chapeau gris. Tessé surpris avoue son ignorance, et, dans l'effroi de la sottise où il serait tombé sans cet avis si à propos, se répand en actions de grâces, et s'en va vite chez lui dépêcher un de ses gens à Paris pour lui rapporter un chapeau gris. Le duc de Lauzun avait bien pris garde à tirer adroitement Tessé à part pour lui donner cette instruction, et qu'elle ne fût entendue de personne; il se doutait bien que Tessé dans la honte de son ignorance ne s'en vanterait à personne, et lui aussi se garda bien d'en parler.
Le matin de la revue, j'allai au lever du roi, et contre sa coutume, j'y vis M. de Lauzun y demeurer, qui avec ses grandes entrées s'en allait toujours quand les courtisans entraient. J'y vis aussi Tessé avec un chapeau gris, une plume noire et une grosse cocarde, qui piaffait et se pavanait de son chapeau. Cela qui me parut extraordinaire et la couleur du chapeau que le roi avait en aversion, et dont personne ne portait plus depuis bien des années, me frappa et me le fit regarder, car il était presque vis-à-vis de moi, et M. de Lauzun assez près de lui, un peu en arrière. Le roi, après s'être chaussé et [avoir] parlé à quelques-uns, avise enfin ce chapeau. Dans la surprise où il en fut, il demanda à Tessé où il l'avait pris. L'autre, s'applaudissant, répondit qu'il lui était arrivé de Paris. « Et pourquoi faire? dit le roi. — Sire, répondit l'autre, c'est que Votre Majesté nous fait l'honneur de nous voir aujourd'hui. — Eh bien! reprit le roi de plus en plus surpris, que fait cela pour un chapeau gris? — Sire, dit Tessé que cette réponse commençait à embarrasser, c'est que le privilège du colonel général est d'avoir ce jour-là un chapeau gris. — Un chapeau gris ! reprit le roi, où diable avez-vous pris cela? — [C'est] M. de Lauzun, sire, pour qui vous avez créé la charge, qui me l'a dit; » et à l'instant, le bon duc à pouffer de rire et s'éclipser. « Lauzun s'est moqué de vous, répondit le roi un peu vivement, et croyez-moi, envoyez tout à l'heure ce chapeau au général des Prémontrés. » Jamais je ne vis homme plus confondu que Tessé. Il demeura les yeux baissés et regardant ce chapeau avec une tristesse et une honte qui rendit la scène parfaite. Aucun des spectateurs ne se contraignit de rire, ni des plus familiers avec le roi d'en dire son mot. Enfin Tessé reprit assez ses sens pour s'en aller, mais toute la cour lui en dit sa pensée et lui demanda s'il ne connaissait point encore M. de Lauzun, qui en riait sous cape, quand on lui en parlait. Avec tout cela, Tessé n'osa s'en fâcher, et la chose, quoique un peu forte, demeura en plaisanterie, dont Tessé fut longtemps tourmenté et bien honteux.
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