Jean Chauvel est un diplomate qui a traversé certains des épisodes les plus marquants de notre histoire. Il était en poste à Vienne au moment de l’Anschluss ; à Paris, puis Bordeaux, lors de la catastrophe de mai-juin 40 ; à Vichy jusqu’en 42, qu’il a quittée après l’invasion de la zone libre par les Allemands car, pensait-il, une administration française ne pouvait plus être qu’une fiction.
Il organise alors à Paris un administration des Affaires étrangères bis, puis rallie Alger où de Gaulle le nomme secrétaire général du ministère, poste qu’il occupera après la Libération. Il sera ensuite chargé de diverses ambassades.
Il observe, chez les individus, le ressort moral qui sous-tend les intentions et les actions. Certains, dit-il, sont myopes, le regard collé sur la situation présente ; d’autres sont obnubilés par une perspective qui leur cache les particularités du moment. Certains enfin sautent d’instinct sur toutes les opportunités, quelles qu’elles soient, qui promettent immédiatement avancement et carrière.
Les doctrinaires de Vichy, ignorant que l’on n’est vraiment vaincu que si l'on intériorise la défaite, pensaient que la bataille perdue en mai 40 était une défaite totale, irrémédiable. La seule politique raisonnable, pensaient-ils, était de faire aux côtés de l’Allemagne la guerre à l’Angleterre afin de ravir à l’Italie le rang de meilleur allié des nazis – mais ces derniers ont préféré dominer la France plutôt que de lui accorder un statut qui leur aurait imposé quelques obligations.
Chauvel admire la lucidité stratégique de de Gaulle mais lui reproche son indifférence méprisante envers les êtres humains. Il lui reproche aussi de supposer toujours que l’intendance suivra, une fois indiquées les grandes lignes de l’action : or pour qu’une intendance puisse surmonter dans la foulée les mille difficultés que comporte l’exécution, il faut avoir échauffé et mobilisé les intelligences et les cœurs et il ne suffit pas, même si c’est nécessaire, d’évoquer de hautes exigences.
Chauvel savait s’y prendre pour « gagner les cœurs et les volontés des hommes », comme a dit Callières. Il étendait l’art de la diplomatie jusqu’à embrasser celle qu’exige la consolidation d’une institution. Il a su ainsi conforter ou reconstituer le ministère des affaires étrangères en rassemblant, au service d’une mission et de priorités clairement énoncées, des personnes expérimentées, compétentes et de bon sens. À Alger il a rassemblé à cette fin, apaisant les conflits qui les avait séparés, des giraudistes, des gaullistes et ceux des pétainistes qui ne s’étaient pas trop compromis. Il fit de même après son retour à Paris, déplorant cependant la perte de quelques personnes qualifiées auxquelles on faisait à l'époque des reproches parfois injustifiés.
Son style est celui d’un homme qui a lu les auteurs latins dans leur texte : le Commentaire contient des portraits qui semblent sortir de la page et campe des personnages qui se rencontrent dans tous les temps.
Le mieux que je puisse faire ici est d’égrener quelques citations.
Voici ce qu’il dit de Darlan : « Ce n’était pas un interlocuteur difficile, mais court et d’une vulgarité d’esprit tout à fait évidente. Son réalisme était d’une espèce différente de celui de Laval, mais, de même que cet autre compère, il péchait par manque de compréhension, d’appréhension de la réalité. Il y avait dans l’un et l’autre cas défaut de la vision. Laval était presbyte, Darlan était myope. Il l’était au point de ne voir qu’une chose à la fois et à condition qu’elle fût proche du bout de son nez. L’intention était constante. Elle tendait à rouler l’adversaire. (Il devait, je pense, dire « couillonner »). Et tout interlocuteur était l’adversaire. Machiavel, ou plutôt l’idée que se font de lui les gens sommaires et qui ne songeraient point à se reporter aux sources, fait des ravages. Ces gens tissent des trames faites de cordes à puits et se croient Machiavel en effet. Notre homme donnait dans ce travers. La conscience qu’il avait de sa propre duplicité justifiait à ses yeux des prises de position successives et contradictoires. Son fil conducteur était sa duplicité même. Mais ce comportement était évident pour tous. L’adversaire voyait dans son jeu ».
Sur l’amiral Platon : « L’homme n’était pas intelligent, mais honnête et loyal. Chargé de tenir une position, il la tenait. Engagé dans une certaine voie par une personne autorisée, il suivait cette voie sans détours ou regards en arrière. Mais si un démiurge se saisissait de lui et lui faisait faire un complet demi-tour, il repartait droit devant lui, sans plus de regards en arrière, dans la direction opposée à celle qu’il avait précédemment suivie. Je pense qu’un certain nombre de militaires doués des mêmes qualités honorables que celui-là ont agi comme lui ».
Sur la doctrine de la révolution nationale : « La bonne explication, utile, de ce qui s’était passé était simple. Le peuple de France n’avait pas seulement été mal mené. Il avait été trahi par ses chefs. Les chefs politiques qui, non contents de le conduire par les mauvais chemins, l’avaient empoisonné de doctrines fallacieuses et funestes ; certains chefs militaires – pas ceux de juin, ceux de mai, et seulement certains d’entre eux, on préciserait lesquels ; les parlementaires, qui avaient propagé les doctrines ci-dessus, soutenu les chefs politiques et certains militaires, les mauvais ; le régime enfin, à la faveur duquel s’était installée cette pourriture. Et derrière tout cela il y avait les juifs, ces trafiquants sans patrie, et les francs-maçons, ces conspirateurs masqués, ces agents des forces obscures. Et, derrière juifs et francs-maçons, l’Angleterre enjuivée, berceau de la franc-maçonnerie, l’alliée égoïste et peu sûre, qui nous avait lâchés en Belgique, à Dunkerque, sur la Bresle, à vrai dire de tout temps, ennemie sournoise ou déclarée, qui attendait maintenant, tapie dans son île, l’heure de l’inéluctable destin.
« Tel était le mal, le remède était simple. Il fallait se débarrasser et des chefs politiques, et des chefs militaires choisis pour coupables, et des parlementaires, et des juifs, et des francs-maçons, et de l’Angleterre. Et non pas s’en débarrasser seulement, mais les stigmatiser de telle sorte que dans l’avenir leur souvenir même demeurât lié à l’idée du malheur et du péché, que, dans le présent, notre péché soit sur leur tête. Ainsi faisait-on, en d’autres temps, en d’autres lieux, du bouc émissaire. Après quoi, libérés, nous serions rendus à notre pureté première. Nous serions en état de grâce, prêts à acquérir des mérites.
« Ainsi rétablis, nous pourrions enfin reconstruire, sous une autorité paternelle, indiscutée, un État sans politique, sans grande industrie, un État agricole, pastoral, artisanal, fondé sur la tradition française retrouvée, le culte des valeurs morales telles qu’exposées par l’Église catholique, apostolique et romaine, « la Famille, le Travail et la Patrie ».
« Cette curieuse entreprise mêlée de maurassisme, de fascisme et d’un peu de nazisme (mais, en somme, guère), partait comme on dit de bons sentiments. Elle était aussi contraire que possible aux tendances naturelles de l’opinion française. Elle impliquait l’acceptation, non pas seulement de la défaite, mais de la déchéance de la France considérées l’une et l’autre acquises et définitives.
« Fonder une révolution nationale sur une défaite nationale est en soi une entreprise difficile. Elle l’est plus encore si l’on s’y prend non pragmatiquement, mais en majesté. Et Vichy prétendait à la majesté. Et cette défaite même dont l’acceptation était présentée comme un exercice spirituel, une préparation nécessaire à tout renouveau, si elle paraissait bien acquise en fait, ne l’était pas en droit. Bientôt le fait aussi pourrait être contesté. Les tenants de l’entreprise, poursuivant leur effort, ne se borneraient plus alors à accepter la défaite. Ils en souhaiteraient l’accomplissement. »
Sur les Américains, rencontrés à New York quand il a été nommé aux Nations Unies : « On dit les Anglais conventionnels, ce qui est vrai et faux. Les Américains le sont vraiment, et du haut en bas de l’échelle. Les conventions ne sont pas les mêmes en haut, en bas et aux divers échelons intermédiaires, mais il en est pour tous, conditionnant, comme ils font de leur air, les sentiments et les réflexes. Et les idées sont faites. Tout cela donne beaucoup d’uniformité, aussi beaucoup d’ennui qu’accentue le caractère artificiel dans les appartements où les fenêtres n’ouvrent point sur le dehors. Beaucoup de qualités de fond, voire de vertus, une information très limitée si ce n’est sur l’objet même du travail quotidien, une paresse d’esprit entretenue par les développements mécaniques qui permettent d’obtenir des réponses précises en pressant sur un bouton, font des chefs d’entreprise eux-mêmes des interlocuteurs décourageants. Ayant à leur disposition la presse la plus abondante et la plus complètement renseignée du monde, ils ne savent rien de ce monde. Les questions qu’ils posent à un étranger sont élémentaires jusqu’à l’indigence et les réponses qu’ils se donnent, s’ils en trouvent du tout, témoignent seulement de leur naïve incompréhension. »
En d’autres passages on trouve des portraits de Pétain, de de Gaulle (ceux-là à plusieurs reprises) et nombre d’autres : mais je ne peux pas tout citer.
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