Ce texte s’appuie sur des informations que m’a données Vincent Lorphelin.
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Les brevets ont pour fonction de protéger la propriété immatérielle que sont des idées, des inventions et des innovations.
Il faut distinguer recherche, invention et innovation. La recherche est une activité dont le but est de produire des inventions (ou de faire progresser la science). Une invention est une idée nouvelle de produit ou de procédé. Une innovation est la réalisation pratique du produit ou du procédé. Pour passer de l’invention à l’innovation il faut une ingénierie dont la mise au point demande du travail et prend du temps.
C’est pourquoi il existe souvent un délai de plusieurs années entre l’invention et l’innovation, et aussi un autre délai entre la première réalisation d’un nouveau produit, d’un nouveau procédé, et son plein déploiement sur le marché. Le flux qui relie recherche, invention et innovation étant aléatoire et turbulent, l’investissement en amont ne garantit pas la rentabilité en aval.
L’actif immatériel qu’est un brevet n’occupe donc pas la même place dans le bilan d’une entreprise selon son degré de maturité. Le brevet d’une invention qui n’a pas franchi l’étape de la réalisation pratique n’est que la promesse d’un revenu futur éventuel. Les brevets relatifs à une invention qui s’est concrétisée par une innovation, puis par un déploiement marchand, sont par contre une source de revenus soit en les exploitant, soit sous la forme de redevances ou de licences.
Dans une économie fortement innovante les brevets sont des actifs importants. Ils permettent à l’innovateur, qui a dû consacrer un important travail d’ingénierie à la mise en œuvre de l’invention, d’en conserver le monopole pendant la durée couverte par le brevet.
L’entreprise qui possède un brevet peut vouloir se réserver l’usage de l’invention : seuls ses produits, ses procédés pourront en tirer parti. Elle peut aussi en accorder le droit d’usage à d’autres entreprises, moyennant une redevance.
Lorsque l’invention est importante, les autres entreprises seront tentées de nier le droit de propriété du détenteur du brevet : les inventions mal protégées seront la proie des contrefacteurs1.
Dans l’économie actuelle, informatisée, l’innovation est vive et la mise au point des produits nouveaux est très coûteuse. Le rendement d’échelle étant croissant, les marchés obéissent au régime de la concurrence monopolistique : chaque entreprise s’efforce de conquérir la position de monopole, le plus souvent temporaire, qui lui permettra de rentabiliser son investissement. La lutte pour la possession de brevets renforce la concurrence monopolistique car elle conforte le monopole tout en étant une forme de concurrence.
Le rôle d’un brevet dépend de la nature de l’entreprise qui le possède : un brevet n’est pas la même chose pour une très grande entreprise comme par exemple une des GAFAM, une entreprise de taille moyenne comme Dassault Systèmes ou enfin une start-up : il faut donc dans chaque cas particulier savoir de qui l’on parle.
Les brevets de la très grande entreprise
Pour une très grande entreprise les brevets sont une arme pour conforter et défendre un monopole sur le produit ou le procédé qu’ils protègent. La mise en œuvre de cette arme passe par l’appareil judiciaire : elle mobilise des experts, des avocats, et se plaide devant un tribunal2. Le contrefacteur peut être condamné à payer une indemnité qui peut se chiffrer en milliards de dollars3.
Apple a ainsi reproché à Samsung de s'être inspiré des premiers iPhones pour développer les smartphones de la gamme Galaxy, tandis que Samsung a accusé Apple d'avoir amélioré l'autonomie des iPhones en copiant la batterie du Galaxy. Leur bataille juridique a duré sept ans. Samsung a souvent perdu les procès mais a réussi, à force d'appels et de recours, à réduire l’indemnité qu’il devait payer. La conclusion est finalement survenue en mai 2018 : Samsung a dû verser 539 millions de dollars à Apple.
Seules les très grandes entreprises ont les reins assez solides pour se lancer dans une telle « guerre thermonucléaire », comme disait Steve Jobs, qui nécessite des compétences juridiques élevées et d’importants moyens financiers. Elles préféreront le plus souvent, plutôt que de se lancer dans une guerre longue et coûteuse, utiliser les procédés de l’intimidation et de la diplomatie qui sont la seule ressource des entreprises de taille moyenne.
Les brevets de l’entreprise de taille moyenne
L’entreprise innovante de taille moyenne qui se fait voler une invention peut encore défendre son brevet : à défaut de la « guerre thermonucléaire », trop coûteuse, il lui reste les armes puissantes de la guerre psychologique.
L’entreprise peut ainsi s’attaquer au contrefacteur en le dénonçant dans les médias, ce qui coûte beaucoup moins cher qu’un procès. Ce sera particulièrement efficace si le contrefacteur est une grosse entreprise car dans les conflits du faible au fort la sympathie du public va naturellement au plus faible. Le plus souvent une menace peut suffire : l’annonce d’une campagne de presse incitera le contrefacteur à négocier et il finira par payer une redevance.
La stratégie des entreprises de taille moyenne sera donc principalement celle de la dissuasion.
Les brevets de la petite entreprise
Les petites entreprises peuvent avoir de bonnes idées et être inventives, elles n’ont souvent pas les moyens de passer au stade de l’innovation car celle-ci exige une ingénierie coûteuse (il existe des exceptions : Google et Apple, par exemple, ont su alors qu’elles étaient petites réaliser elles-mêmes leurs premiers produits).
Le but d’une petite entreprise inventive sera donc le plus souvent de vendre son invention à une entreprise moyenne ou grande qui pourra, elle, en faire une innovation.
Mais avant qu’une entreprise moyenne ou grande puisse acheter un brevet il faut qu’elle ait pu connaître son existence et évaluer les promesses dont il est porteur. Il existe sans doute dans certaines grandes entreprises des personnes dont le métier est la chasse aux bonnes idées, mais le mécanisme le plus efficace est celui du marché des brevets qui n’existe cependant aujourd’hui qu’aux États-Unis.
Le marché des brevets
Des « brokers » américains exercent sur les nouveaux brevets une veille attentive, repèrent ceux qui pourraient intéresser une entreprise innovante, les leur présentent, et organisent des transactions sur lesquelles ils prélèveront de quoi rémunérer leur activité qui est semblable à celle des agences matrimoniales.
Le brevet, étant la promesse d’un éventuel revenu futur, se prête naturellement à la spéculation mais il y manque encore les instruments financiers nécessaires. L’arrivée des crypto monnaies, contrats intelligents et jetons (« tokens4 ») crée cependant des possibilités nouvelles. Des parts de brevets pourront être titrisées sous la forme de jetons porteurs de droits sur un pourcentage des éventuelles redevances futures (ou sur le prix auquel le brevet serait vendu à une autre entreprise). Un marché s’ouvre ainsi à la propriété intellectuelle, actif dont la valeur peut s’évaluer (avec toute l’incertitude que cela comporte) selon les revenus futurs qu’il semble susceptible de générer.
La « tokenisation » des brevets attirera des capitaux et facilitera le financement de l’invention et par proximité de l’innovation. Elle fera émerger une économie pré-marchande :
– les droits intellectuels et les actifs immatériels pourront être évalués avant même de disposer d’un modèle d’affaires lisible ;
– l’utilité de l’apport de chaque contributeur pourra être tracée ;
– le traçage diminuant le risque de prédation, la valeur pré-marchande circulera entre les entreprises : cela facilitera un partage des actifs immatériels selon le modèle de l’open source.
Les « patent trolls »
Certaines entreprises se constituent un portefeuille de brevets pour pouvoir percevoir ensuite des redevances. Qualcomm a ainsi acheté les brevets de la téléphonie mobile 3G : les équipements embarquant de la 3G, terminaux et stations de base, ainsi que toutes les activités commerciales autour de la 3G doivent lui payer des droits de licence dont le montant atteint 12 % du marché global.
Ces entreprises, qualifiées de « patent trolls », sont jugées parasitaires par les entreprises qui réalisent l’ingénierie de l’innovation puis élaborent les produits – dans le cas ci-dessus, les équipementiers et opérateurs télécoms. La gestion des licences occasionne des conflits : Qualcomm a été condamnée en 2018 par l’Union européenne pour abus de position dominante à une amende de 1,2 milliards d’euros, la méfiance qu’elle éveille chez les acteurs de la 5G profite à Huawei.
L’activité des patents trolls illustre une anomalie du marché : la négociation entre petits inventeurs et gros exploitants est déséquilibrée, la valorisation judiciaire est inaccessible aux petits inventeurs.
Les brevets, arme géopolitique
La philosophie confucéenne valorisant l’imitation et la copie (l’élève doit copier le maître, la copie est un hommage), les Chinois ont longtemps copié les procédés et les produits des entreprises des autres pays. Cela leur a attiré des critiques de plus en plus violentes et, surtout, un doute sur leur capacité à innover qui les a incités à changer de stratégie.
La Chine s’est donc mise à breveter systématiquement les inventions de ses entreprises au point qu’elle dépose chaque année depuis 2019 plus de brevets que les États-Unis. Elle détient par exemple l’essentiel des brevets de la 5G.
La stratégie de la Chine place le brevet au centre de la concurrence géopolitique. Il devient ainsi après le dollar et Hollywood un des principaux leviers du « soft power » et aussi de la colonisation « numérique » après le Cloud, l’ubérisation, etc. En résulte une dynamique foisonnante en faveur de l’innovation, de la créativité, de l’entrepreneuriat et du capital.
L’État chinois a en outre créé un fonds souverain de brevets au risque de passer pour un « patent troll ». Les Américains, dont les GAFAM ont enfermé les autres entreprises (et les autres pays) dans un filet de brevets, crient naturellement au scandale, ainsi que les économistes qui, ignorant le régime de la concurrence monopolistique, croient que la concurrence « pure et parfaite » est la condition nécessaire de l’efficacité économique. Les mêmes critiques sont formulées envers la France qui a créé son propre fonds souverain avec France Brevets.
Considérons la situation qui risque d’émerger. Si la Chine possède une part importante, voire l’essentiel, des brevets concernant les inventions nouvelles, elle pourra réserver l’usage de ces inventions à ses entreprises et réclamer des redevances aux autres pays lorsque ces inventions, ayant donné naissance à des innovations, produiront une richesse économiques. L’exemple de Qualcomm avec la 3G indique le volume du flux de richesse qui, provenant des autres pays, alimentera alors la Chine.
Le « patent trolling » révèle l’immaturité du marché : le brevet est pour les GAFAM à la fois une force écrasante et un talon d’Achille, l’Europe est un lieu de créativité non protégée. La valorisation de la propriété intellectuelle est à la fois une menace et une opportunité : si elle est instrumentalisée par les GAFAM et la Chine, elle renforce leur hégémonie ; si les pays inventifs la revendiquent avec une politique avisée, elle rééquilibre la répartition de la valeur.
Une politique avisée revalorisera l’image du brevet : des concours mettront en évidence les inventeurs et leurs inventions ; le dépôt de brevets sera encouragé par un financement, un apport d’expertise et des garanties ; le fonds de brevets souverain sera conforté par un accompagnement, un soutien et la mise en commun des brevets.
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1 Dans les grandes innovations comme le smartphone, la contrefaçon est la norme. En revanche, aucun exploitant n’étudie 200 000 brevets pour identifier ceux qu’ils contrefait. En pratique les inventions doivent, en plus de se protéger (brevet), se signaler (courrier argumenté) et se défendre (procès financé).
2 Entre grandes entreprises, les négociations sont permanentes, avec des licences croisées au besoin à l’intérieur de pools, mais les procès n’arrivent que lorsque la marmite déborde. Contre les entreprises plus petites, c’est une barrière d’accès au marché (Jean Tirole, Économie du bien commun, PUF 2016, p.572-583).
3 Aux États-Unis le montant moyen de la condamnation est de 9 millions de dollars.
4 Voir la vidéo de Vincent Lorphelin sur Xerfi Canal, « Le token : la propriété d’origine contrôlée »
Non, le but de la recherche n'est pas de produire des inventions, mais de produire des connaissances ou des idées nouvelles, dont peut-être dériveront des inventions. C'est là que gît la différence entre les métiers d'ingénieur et de chercheur. L'ingénieur cherche à réaliser des produits ou des procédés par des moyens connus ou, éventuellement, innovants, mais dont il sait où ils peuvent le mener. Le chercheur, par définition, ne sait pas où il va. C'est pourquoi la collaboration entre chercheurs et ingénieurs est le moteur le plus efficace du développement.
RépondreSupprimerIl faudrait aussi mentionner la question épineuse de la brevetabilité du logiciel : la réglementation européenne tient pour l'idée que les brevets concernent des dispositifs matériels, qui incorporent éventuellement du logiciel, mais qu'un logiciel tout seul ou, a fortiori, un algorithme, ne peut être breveté. Américains et Japonais ont des conceptions plus laxistes. La brevetabilité du logiciel serait une calamité, en menant à une situation proche de celle de l'industrie automobile, où une dizaine d'entreprises géantes règnent sur une armée de sous-traitants vassalisés (sans oublier Valéo, Bosch, ZF...).
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