(Traduction de Ivan Nechepurenko and Andrew Higgins, « In Kazakhstan’s Street Battles, Signs of Elites Fighting Each Other », The New York Times, 7 janvier 2022, )
Les raisons de la crise sanglante en Asie centrale restent obscures mais les experts disent que le mécontentement populaire pourrait masquer une lutte de pouvoir à l'ancienne au sein de la faction au pouvoir.
BISHKEK, Kyrgyzstan — Ce n'était pas une grande surprise lorsqu'une ville pétrolière en ruine dans l'ouest du Kazakhstan a manifesté dimanche dernier, 10 ans après que les forces de sécurité y aient tué plus d'une douzaine de travailleurs qui avaient fait grève à cause de leurs salaires et de leurs mauvaises conditions de vie.
Mais il est mystérieux que des manifestations pacifiques contre la hausse des prix du carburant le week-end dernier à Zhanaozen, colonie crasseuse de l'ère soviétique près de la mer Caspienne, se soient soudainement propagées sur plus de deux mille kilomètres sur toute la longueur du plus grand pays d'Asie centrale, transformant la ville kazakhe la plus grande et la plus prospère en une zone de guerre jonchée de cadavres, de bâtiments incendiés et de voitures incinérées.
Les violences de cette semaine à Almaty, ancienne capitale et toujours centre commercial et culturel du Kazakhstan, ont choqué à peu près tout le monde – pas seulement son président qui, fortifié par les troupes russes, a ordonné vendredi aux forces de sécurité de « tirer sans avertissement » pour rétablir l'ordre, mais aussi les détracteurs du gouvernement qui ont longtemps critiqué la répression et la corruption généralisée dans ce pays riche en pétrole.
La crise a coïncidé avec une lutte pour le pouvoir au sein du gouvernement, faisant penser que les personnes qui se battaient dans les rues étaient des partisans de factions rivales de l'élite politique. On spécule aussi sur l'ingérence du Kremlin et sur une foule d'autres causes possibles et obscures. La seule chose qui soit claire, c'est que les convulsions du pays impliquent plus qu'un simple affrontement entre des manifestants exprimant leur mécontentement et l'appareil sécuritaire d'un régime autoritaire.
Le Kazakhstan étant désormais largement isolé du monde extérieur – ses principaux aéroports sont fermés ou réquisitionnés par les troupes russes tandis que les services Internet et les lignes téléphoniques sont pour la plupart en panne – les informations sont rares.
Faisant écho au refrain des dirigeants répressifs du monde entier lorsqu’ils sont confrontés à des manifestations, le président Kassym-Jomart Tokayev a fustigé vendredi les libéraux et les défenseurs des droits de l’homme et déploré que les autorités aient été trop laxistes.
Peu de gens l’approuvent, d'autant plus que ce message est soutenu par la Russie qui a envoyé jeudi des troupes pour aider M. Tokayev à reprendre le contrôle et qu’elle a une longue tradition d'interprétation de toutes les expressions de mécontentement chez elle et dans d'anciens territoires soviétiques comme l’œuvre de fauteurs de troubles libéraux mécontents.
Mais il y a de plus en plus de preuves que le chaos à Almaty, épicentre de la tourmente de cette semaine, a été plus qu'une simple folie des manifestants.
Le président Tokayev y a fait allusion dans son allocution à la nation vendredi, affirmant que la violence était l'œuvre de quelque 20 000 « bandits » étaient organisés selon lui à partir d'un « poste de commandement unique ». Les appels à des négociations avec de telles personnes, a-t-il ajouté, sont « un non-sens » car « elles doivent être détruites et cela sera fait ».
Danil Kislov, expert russe de l'Asie centrale qui dirige Fergana, portail d'information sur la région, a émis l'hypothèse que le chaos était le résultat d'une « lutte désespérée pour le pouvoir » entre deux clans politiques, d’un côté des personnes fidèles au président Tokayev, 68 ans, de l’autre celles qui sont redevables à son prédécesseur de 81 ans, Nursultan Nazarbayev qui a démissionné de la présidence en 2019 mais a conservé de larges pouvoirs et a reçu titre d'Elbasy, ou chef de la nation.
Mercredi, au plus fort du tumulte, le président a annoncé qu'il avait pris la tête du conseil de sécurité, poste occupé jusqu'alors par M. Nazarbayev. Le président Tokayev a également limogé le neveu de M. Nazarbayev, Samat Abish, du poste de chef adjoint du principal service de sécurité, et purgé plusieurs autres proches de l'ancien président.
Les émeutes d'Almaty, a déclaré M. Kislov, semblent être une tentative des membres du clan de M. Nazarbeyev pour reprendre le pouvoir. « Tout cela a été organisé artificiellement par des gens qui avaient vraiment le pouvoir entre leurs mains », a-t-il déclaré, ajoutant que le neveu de M. Nazarbayev qui a été limogé semble avoir joué un rôle majeur dans l'organisation des troubles.
Galym Ageleulov, militant des droits de l’homme à Almaty qui avait pris part à ce qui a commencé comme une manifestation pacifique mercredi, a déclaré que les policiers qui surveillaient la manifestation ont soudain disparu vers l'heure du déjeuner. « Puis cette foule est arrivée », a-t-il dit, une foule indisciplinée qui ressemblait plus à des voyous qu’aux personnes – étudiants, dissidents mécontents de la classe moyenne – qui manifestent habituellement au Kazakhstan.
Il a déclaré que cette foule, « clairement organisée par des malfrats appartenant à des groupes criminels », a déferlé dans les rues principales vers Akimat, l'hôtel de ville, en incendiant des voitures et prenant d'assaut les bureaux du gouvernement.
Parmi ceux qui ont exhorté la foule se trouvait Arman Dzhumageldiev connu sous le nom d'« Arman le sauvage », un des gangsters les plus puissants du pays, qui selon des témoins a provoqué une grande partie de la violence. Il a prononcé des discours exaltés sur la place centrale d'Almaty alors que des bâtiments gouvernementaux brûlaient derrière lui, appelant les gens à faire pression sur le gouvernement pour qu'il fasse des concessions et se moquant de Mukhtar Ablyazov, magnat en exil et ennemi personnel acharné de Nazarbayev.
Vendredi le ministère de l'Intérieur a déclaré que son unité des forces spéciales avait arrêté M. Dzhumageldiev et cinq complices. Le ministère a déclaré que M. Dzhumageldiev était « le chef d'un gang criminel organisé ».
Vendredi le secrétaire d'État Antony J. Blinken a déclaré aux journalistes à Washington que les États-Unis s’interrogeaient sur la demande de renforts militaires de la Russie par M. Tokayev. Il a dit « on ne sait pas pourquoi il a besoin d'une aide extérieure, nous essayons d'en savoir plus, L'histoire récente nous a appris qu'une fois que les Russes sont dans votre maison, il est très difficile de les en faire partir ».
Le département d'État a déclaré qu'il autorisait à partir le personnel non essentiel du consulat général à Almaty en raison de la possibilité de violences soudaines.
Qu'une éventuelle lutte pour le pouvoir se soit transformée si rapidement en un chaos dans les rues donne une mesure de la fragilité du Kazakhstan sous la surface brillante de villes riches et cosmopolites comme Almaty.
Le mécontentement, même s'il est exploité par les élites politiques, est réel. Certes le pays est moins répressif que la plupart des autres dans une région dominée par des hommes forts brutaux – l'ancien dictateur de l'Ouzbékistan voisin, Islam Karimov, est accusé d'avoir fait bouillir ses adversaires dans des cuves d'huile et d'avoir massacré des centaines de manifestants dans la ville d'Andijan en 2005. Mais quelle que soit la relative tolérance de leurs dirigeants de nombreux Kazakhs en veulent à une élite kleptocratique qui a investi des milliards dans des projets phares comme la construction d'une nouvelle capitale, nommée Nursultan en l'honneur de l'ancien président, en négligeant le bien-être des citoyens ordinaires.
Les racines de ce mécontentement se trouvent dans des endroits comme Zhanaozen, ville pétrolière de l'ouest où les manifestations de cette semaine ont commencé (et où les forces de sécurité avaient en décembre 2011 ouvert le feu sur un groupe de grévistes). Contrairement aux manifestations d'Almaty, celles de Zhanaozen et d'autres villes de l'ouest le long de la mer Caspienne, centre de l'industrie pétrolière kazakhe, ont été pacifiques durant toute la semaine. Le haut responsable de la région, Zhanarbek Baktybaev, a déclaré vendredi qu'il n'y avait eu aucune violence, « les services vitaux, a-t-il dit, fonctionnaient tous normalement alors que comme vous le savez il y a eu dans certaines régions de notre pays des émeutes et des pillages par des éléments terroristes ».
Mukhtar Umbetov, avocat du syndicat indépendant d'Aktau, à côté de Zhanaozen, a déclaré par téléphone que les manifestations s'étaient poursuivies sans violence dans l'ouest du pays et exprimé la colère des travailleurs ordinaires face à la hausse de l'inflation et à la stagnation des salaires. « Le Kazakhstan est un pays riche, a-t-il dit, mais ces ressources servent l'intérêt des élites et non celui du peuple. La société est très stratifiée. »
Choqués par la violence d’il y a dix ans dans l'ouest du Kazakhstan, alors que Washington considérait ce pays comme un partenaire stable et fiable, le Sénat et la Chambre ont tenu une audience conjointe à laquelle ont assisté des experts du Kazakhstan dont un ancien ambassadeur des États-Unis, William B. Courtney.
M. Courtney a décrit l'effusion de sang de décembre 2011 « comme une aberration » mais « symptomatique du large fossé entre dirigeants et dirigés, entre la réalité et les attentes, entre ceux qui vivent honnêtement et ceux qui ne le font pas. Le développement politique du Kazakhstan, a été retardé par vingt ans de régime autoritaire ».
Le titre de l'audience était « Kazakhstan : aussi stable que son gouvernement le prétend ? » Les événements de la semaine dernière ont répondu à cette question.
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