Dan McCrum a consacré à sa lutte contre Wirecard un livre touffu et un peu difficile à lire. Il s’en dégage cependant une histoire : je vais tenter d’en expliquer le mécanisme, du moins ce que j’en ai compris, puis d’en tirer quelques leçons.
* *
Wirecard était une entreprise allemande qui offrait des services sécurisés de paiement en ligne, ce qui implique de savoir traiter les données que l’on échange avec les clients, les banques, les systèmes de cartes de crédit ou de paiement, enfin avec les commerçants qui offrent leurs produits sur l’Internet.
Wirecard a commencé, de façon modeste, par outiller la pornographie payante. Le développement envahissant de la pornographie gratuite a mis un terme à ce commerce, donc à cette activité de Wirecard.
Elle s’est alors repliée sur le jeu en ligne (casinos, poker, etc.) mais le développement explosif de celui-ci, sa commodité pour blanchir les revenus des activités criminelles et les effets dévastateurs de l’addiction au jeu ont conduit les États à le réguler et le limiter : le flux de cette deuxième activité a donc lui aussi tari.
L’expérience acquise dans le paiement en ligne a cependant permis à Wirecard de proposer ses services à des activités commerciales moins controversées, se campant ainsi en rivale européenne de PayPal.
Mais le ver était sans doute dans le fruit : les premières activités de Wirecard l’ayant fait flirter avec les milieux de la délinquance, elle n’était pas immunisée contre les tentations.
L’une d’entre elles était de « créer de la valeur pour l’actionnaire » en faisant croître démesurément le cours de l’action et, pour cela, en faisant croître la taille de l’entreprise. Wirecard a donc étendu son activité en achetant des entreprises de paiement en ligne partout dans le monde et notamment en Asie, elle a aussi utilisé quelques astuces sur lesquelles nous reviendrons.
Le chiffre d’affaires a crû fortement, le profit aussi ainsi que le cours de l’action. Wirecard est devenue une grande réussite allemande dans la high tech, comparable à SAP. L’opinion, les analystes financiers, les journalistes, les régulateurs, les commissaires aux comptes, tous étaient admiratifs. Wirecard était la chérie de la bourse : consécration, elle est entrée dans le DAX, l’équivalent allemand du CAC 40.
Sa capitalisation boursière a atteint 24 milliards d'euros, le double de celle de la Deutsche Bank : Wirecard a envisagé d’acheter cette dernière, ce qui l’aurait placée parmi les institutions emblématiques de l’Allemagne.
* *
Certains doutaient cependant de la réalité de cette réussite. Des lanceurs d’alerte émettaient des signaux inquiétants. Les comptes étaient-ils fidèles ? Ernst & Young, le commissaire aux comptes, avait-il convenablement vérifié tout ce que Wirecard lui annonçait ? L’activité des entreprises que Wirecard avait achetées était-elle réelle et, avec elle, le chiffre d’affaires et le profit annoncés ?
Ces signaux ont attiré en 2014 l’attention de Dan McCrum, journaliste au Financial Times. Pour tirer l’affaire au clair il a rassemblé des témoignages, épluché des documents, réuni une équipe, et il est allé sur place pour constater l’activité des entreprises que Wirecard avait achetées ainsi que celle de leurs clients.
Il est apparu alors que certaines de ces entreprises étaient des coquilles vides ou presque, dont l’activité ne pouvait aucunement expliquer le chiffre d’affaires qu’elles étaient censées produire, et qui avaient été achetées à un prix très supérieur à leur valeur. Il est apparu aussi que certains des clients importants, dont le nom figurait dans les listes, étaient des entreprises dont l’activité avait cessé depuis des années.
Le Financial Times demanda des explications à Wirecard puis publia le résultat de ses investigations. Wirecard répondit que Dan McCrum s’était appuyé sur des documents erronés, qu’il n’avait pas compris ce qu’il avait vu sur le terrain, et que sans doute il était de mauvaise foi.
Cette dernière accusation était des plus graves. En effet le cours de l’action de Wirecard baissait après chacun des articles du Financial Times : Dan McCrum n’était-il pas de mèche avec des short sellers, ces spéculateurs qui misent sur la baisse du cours ? Ne leur filait-il pas des tuyaux en les prévenant avant de publier chacun de ses articles ? Si c’était le cas, McCrum était un criminel et le Financial Times était complice.
Le prestige de Wirecard était tel, ainsi que la réputation d’Ernst & Young, que les dénégations de Wirecard étaient prises au sérieux bien plus que les témoignages, documents et constats sur le terrain qu’évoquait le Financial Times.
L’affaire tournait mal pour McCrum. Des cabinets d’avocats britanniques, des détectives privés de haut niveau et autres agents de renseignement cherchaient activement la preuve de sa connivence avec les short sellers, ils finirent par en fabriquer une qu’il était difficile de contredire. Le BaFin, l’autorité fédérale allemande de supervision financière, déposa une plainte devant le procureur général de Munich afin qu’il engage une poursuite criminelle.
Inquiet, le Financial Times fit faire une enquête interne qui démontra le sérieux de McCrum et dès lors son soutien fut sans faille : entre lui et Wirecard, c’était désormais une lutte à mort pour la survie.
Confiante sans doute dans ses comptables exercés et habiles à habiller les données, Wirecard annonça à ses actionnaires qu’une entreprise indépendante allait expertiser ses comptes. Le contrat fut confié à KPMG qui, contrairement à Ernst & Young, s’appliqua à vérifier les comptes à Dubaï, Singapour, aux Philippines, etc.
Wirecard disait qu’une somme de 1,9 milliard de dollars était entreposée dans deux banques aux Philippines, mais les certificats qu’elles avaient fournis semblaient peu crédibles. Poussant son investigation, KPMG finit par constater que ces 1,9 milliard n’existaient pas.
Cette pichenette fit en 2020 s’effondrer le château de cartes pour la plus grande honte des journalistes allemands, des analystes financiers, d’Ernst & Young et du BaFin, qui tous avaient soutenu Wirecard. Certaines de ces personnes perdirent leur emploi.
Les 24 milliards de capitalisation boursière s’évaporèrent et, avec eux, la mise des investisseurs qui avaient acheté des actions de Wirecard en espérant faire une plus-value. Les avocats et les détectives qui s’étaient activés contre McCrum et le Financial Times gardèrent ce que Wirecard avait payé pour leurs services et se tournèrent vers d’autres activités lucratives.
On peut lire le récit de l’enquête de Dan McCrum sur le site du Financial Times et y trouver la liste de ses articles.
* *
Quelle leçon tirer de cette affaire ?
Les personnages clé de Wirecard – Markus Braun, le président ; Jan Marsalek, le DG ; Edo Kurniawan, comptable inventif et trop astucieux – sont des personnages pour qui seule importe l’apparence, pour qui elle est même la seule réalité : en cela ils sont bien de notre temps, ce qui ne les rend pas moins répugnants. Le discours emphatique de Braun sur la Hi Tech, fait pour séduire des actionnaires auxquels il promet une croissance illimitée, était d’une banalité qui confine au ridicule. Marsalek organisait les montages les plus douteux. Kurniawan, exécutant dévoué et docile, cuisinait les comptes. De nombreux autres personnages ont été impliqués, mais ils n’ont pas le même relief dans le livre de McCrum.
Braun et Marsalek, démesurément enrichis, ont mené la vie des nababs. Il se croyaient sans doute très malins. Braun est aujourd’hui en prison, Marsalek est en fuite, je ne sais pas où est ni que fait Kurnawian.
McCrum a ainsi décrit le personnage de Marsalek : « A suave dealmaker who lived half his life in private jets and luxury hotels, he thrived where the worlds of business, crime, politics and spycraft intersect, a solid gold credit card tucked in the pocket of his designer suit. »
Comment cette bande a-t-elle pu monter une telle escroquerie ? On peut poser la question autrement : était-il possible que cette escroquerie ne réussisse pas ?
Si le but de l’entreprise est de « créer de la valeur pour l’actionnaire », tous les moyens pour y parvenir ne sont-ils pas bons ? On dira que seuls les moyens légaux sont admissibles, mais qu’est-ce qui est « légal » dans un monde où la seule loi est celle de l’apparence, où un Donald Trump est adulé par une moitié des Américains, où un Vladimir Poutine séduit la plupart des Russes, où un Boris Johnson n’a pu être blackboulé que parce qu’il aime un peu trop à faire la fête ?
Certes il y fallait un peu d’habileté. Acheter des entreprises bidon dans des pays exotiques, c’est éloigner le risque d’une investigation minutieuse. Les payer plus cher qu’elles ne valent, c’est pouvoir faire verser sur des comptes propices l’écart entre le prix comptable et le prix réel à des fins personnelles ou pour corrompre – et elles seront valorisées au prix comptable dans l’actif de Wirecard. La seule source légitime de chiffre d’affaires est la redevance des commerçants, mais le flux de monnaie qui traverse le système de paiement en ligne, beaucoup plus important, peut être en partie déguisé en recette. D’autres recettes sont procurées par un service de blanchiment utile aux criminels, très rémunérateur et dont Wirecard avait acquis une expérience avec les casinos.
Peu importe alors si les entreprises bidon ne produisent rien et si les clients qui figurent sur les listes sont bidon eux aussi, car derrière l’apparence comptable une activité occulte a pu prospérer : les comptes sont présentables, l’entreprise tourne, le cours de l’action monte, les commissaires aux comptes sont éblouis par son résultat, le régulateur la protège, les actionnaires auraient trop à perdre si cela tournait mal, le baratin High Tech mystifie ceux, nombreux, pour qui il est impénétrable. L’apparence du sérieux enfin, si importante en Allemagne, intimide et inhibe la critique : Wirecard est sacrée, personne ne peut y toucher.
Si elle n’avait pas négligé de placer 1,9 milliard dans ces deux banques aux Philippines, KPMG aurait-elle trouvé une autre faille ? Oui sans doute, mais ce n’est pas certain. On frémit quand on pense à ce qui se serait passé si Wirecard avait pu acheter la Deutsche Bank : les promesses de Markus Braun auraient pu alors être tenues, la capitalisation boursière aurait pu atteindre des centaines de milliards d’euros et le château de cartes serait devenu invulnérable – déjà il l’était presque.
Dans un monde où l’apparence est la seule loi, où des escrocs arrivent à la tête de certains États, les Wirecard sont naturellement appelées à se multiplier peut-être plus encore en Allemagne qu’ailleurs car l’apparence du sérieux et la réputation d’honorabilité y protègent et encouragent des criminels. Qui peut connaître, en dehors de l’Allemagne où quelques journalistes font leur travail, les malversations qu’ont commises Siemens, MAN, Volkswagen, la Deutsche Bank, les banques des Länder, etc. ?
Mais aucun pays n'est à l'abri. Pour contenir la multiplication des émules de Wirecard et de Trump, la seule solution est d’avoir le sens des réalités, de savoir distinguer ce qui est réel de ce qui est possible et surtout de ce qui est imaginaire. Il y faut du discernement : c’est une question d’éducation, de culture, de formation du flair et de l’instinct qui, seuls, permettent de distinguer les prédateurs des autres dirigeants et, parmi ceux-ci, de reconnaître les véritables entrepreneurs.
Plus profondément c’est une question philosophique – si du moins l’on accepte de concevoir la philosophie comme une technique de la pensée au service de l’action – et c'est donc une question qui concerne la société tout entière. L'histoire nous confronte en effet à un choix : nous pouvons soit construire une civilisation en nous appuyant sur les ressources que fournit l'informatique, soit laisser triompher les prédateurs qui font tout leur possible pour instaurer un régime néo-féodal de purs rapports de force.
* *
L'affaire Wirecard a fait l'objet d'un intéressant documentaire sur Netflix, Skandal!, dans lequel on voit et entend parler les protagonistes, on voit les immeubles et les bureaux, etc.
Extraordinaire histoire que cette escroquerie de haut vol !
RépondreSupprimerExtraordinaire histoire que cette escroquerie de haut vol !
RépondreSupprimerL'alternative que vous présentez en conclusion n'est pourtant pas satisfaisante : soit la construction d'une société contrôlée par informatique, soit la construction d'un féodalisme, si je vous comprend bien.
En effet, l'informatique n'est pas adaptée à ce genre de contrôles : elle peut seulement compter des moutons ou contrôler des masses, mais certainement pas des personnages aussi inventifs que ces escrocs, disposant de belles ressources d'intelligence et d'un pouvoir de corruption puissant.
A mon avis, la morale de l'histoire est que l'action malfaisante de certains ne peut être dénoncée que par l'action d'intellectuels pugnaces, ici ce journaliste brillant et courageux, qui ont pour motif d'action soit des motifs moraux comme la défense de la justice, soit des motifs personnels comme la jalousie. Et ces intellectuels ne peuvent arriver à leurs fins que s'ils sont soutenus, ici par le Financial Times, qui a continué à défendre Mc Crum.
On en revient aux fondamentaux : la justice repose sur un équilibre de forces : d'où l'intérêt d'un monde au maximum multipolaire, où aucune force ne peut l'emporter sur l'autre.
Il me semble que la solution réside davantage dans l'action des intellectuels (c'est bien ce qui s'est passé pour les démasquer, ici par un journaliste pugnace et courageux), soutenus par les peuples. Or ces derniers me semblent devenir tellement soumis que cela rend difficile l'action des premiers : personne n'es
Etienne vous dites: "L'alternative que vous présentez en conclusion n'est pourtant pas satisfaisante : soit la construction d'une société contrôlée par informatique, soit la construction d'un féodalisme, si je vous comprend bien."
SupprimerJe crains que n'ayez pas bien compris la conclusion de Michel Volle:
Le texte dit "construire une civilisation en NOUS appuyant sur les ressources que fournit l'INFORMATIQUE".
Donc si contrôle il devait y avoir, c'est par NOUS et non pas par l'INFORMATIQUE.
Je ne crois pas dénaturer la pensée de MV en disant que ce qu'il propose est un état de droit et des citoyens outillés pour le XXI siècle.