Plusieurs facteurs contribuent à une pandémie de désarroi. L'intensité des changements apportés par l'informatisation déroute, l'imaginaire a altéré la perception du réel, un sentiment d'absurdité et d'injustice incite à la révolte et à la destruction.
Certaines personnes souffrent de ce désarroi, d'autres se laissent aller à un individualisme capricieux. Il faut oser s'affranchir du conformisme à la mode pour observer et penser la situation présente.
Pour se libérer de ce désarroi, il faut tirer ses ressorts au clair.
Un monde déroutant
Chacune des révolutions industrielles a été suivie par un épisode de désarroi : l'émergence de nouvelles formes de l'action productive déconcertait les habitudes et déstabilisait les institutions.
Que l'on pense à ce qui s'est passé au début du XIXe siècle : une population principalement rurale a migré vers les villes pour travailler dans des usines où elle a formé la classe ouvrière ; s'étant enrichie, la bourgeoisie industrielle et financière est devenue une nouvelle aristocratie ; les nations, qui avaient jusqu'alors rivalisé pour le contrôle d'un territoire, se sont combattues pour assurer leur approvisionnement en matières premières et le débouché de leur production.
La stabilité apparente du monde ayant été ébranlée, il a été difficile pour chacun de trouver ses repères alors que le contenu du travail, son organisation, la répartition des pouvoirs et des légitimités ont changé sans que toutes les conséquences de ce changement soit tirées, ce qui crée des situations absurdes. Certaines questions fondamentales deviennent alors autant d'énigmes pour les individus : « quel est le sens de mon travail ? », « quelle est ma place dans la société ? », « qui suis-je ? », etc.
Il en est de même aujourd'hui avec la révolution industrielle que provoque l'informatisation. C'est un des facteurs explicatifs du désarroi dont on a tant de témoignages. Ce n'est sans doute pas le seul facteur, car il ne pourrait pas s'exprimer si d'autres facteurs ne jouaient pas, mais c'est peut-être le facteur le plus important.
Un monde imaginaire
La puissance que l'informatique confère à l'intellect peut être dévoyée.
Un des dangers qu'elle apporte est d'inciter à vivre dans un monde imaginaire, en effaçant ce qui distingue un existant dont la masse, le volume et le rayonnement sont inscrits dans l'espace et le temps, d'une image qui n'a pas d'autre réalité que d'être présente dans le cerveau ou proposée à sa perception.
Les jeux vidéo ont par exemple pris une place prépondérante dans notre culture : leur chiffre d'affaires annuel mondial est le double de l'addition de ceux du cinéma et de la musique1. Ils éloignent l'esprit du monde réel et de la situation présente en l'invitant à se focaliser sur les règles et le fonctionnement d'un petit monde conventionnel. Il en a certes toujours été de même avec tous les jeux, mais ici le petit monde est autrement séduisant car doté d'une réalité apparente.
Les humains sont alors vulnérables. La perception du réel existant étant brouillée, l'imaginaire semble aussi possible que le réel et le virtuel aussi réel que le possible. Les « fake news » trouvent un auditoire, le raisonnement s'enferme dans des préjugés, l'intellect vit dans un rêve. Cependant la résistance que le monde réel lui oppose l'exaspère : une violence en résulte.
Quand le monde perd sa réalité l'action n'a plus de but autre qu'imaginaire. Un Moi capricieux affirme la réalité des chimères que son imagination produit. L'émotion obsédante qu'éveillent les « théories du complot » diffusées par les réseaux sociaux et autres médias les grave dans la mémoire, leur conférant une autorité qui rivalise victorieusement avec le constat des faits. Les enseignements les plus clairs de la démarche expérimentale sont niés, ainsi que les contraintes que la logique impose au raisonnement.
Les politiques qui savent flatter et alimenter l'imaginaire ont le vent en poupe : Donald Trump, Boris Johnson, Vladimir Poutine ont su imposer dans la population de leur pays une conception de la situation et de l'histoire qui a rompu les amarres avec le monde réel.
Alors s'impose dans les esprits un individualisme, en prenant ce mot non selon le sens à peu près synonyme d'« égoïsme » qu'il a dans le langage courant mais selon un sens plus radical qui affirme que seul existe l'individu, la « personne physique ».
Ceux qui pensent ainsi dénient le droit d'exister aux « personnes morales » que sont les institutions, les entreprises, les associations, alors qu'elles participent à l'organisation collective d'une action productive sans laquelle l'individu ne pourrait pas longtemps subsister.
Cet individualisme affirme la réalité éminente des images qui apparaissent dans le cerveau de l'individu et s'imposent à lui comme la seule réalité. Certaines personnes se croient ainsi libres de penser et de dire que la Terre est plate, la moitié des Américains ont voté pour Donald Trump, nombreux sont ceux qui adhèrent aux théories du complot et aux délires de Qanon.
Le système éducatif s'adresse à l'individu qu'il récompense avec de bonnes notes et une réussite aux examens. Si cet individu n'a pas mûri sa compréhension de l'action des institutions, il rêve de les détruire parce que les exigences de l'organisation collective le désorientent. Ortega y Gasset a décrit ce révolutionnarisme déjà en 1929 dans La révolte des masses : « ce type d'homme ne veut ni donner de raison, ni même avoir raison, mais il se montre simplement résolu à imposer ses opinions ».
Un monde absurde
Dans les entreprises de l'économie informatisée le travail répétitif est automatisé, la main d'œuvre est remplacée par un cerveau d'œuvre auquel l'entreprise délègue des responsabilités. L'être humain ne peut plus se limiter à agir en exécutant passif, il doit prendre des initiatives, son intellect est invité à interpréter la situation dans laquelle son entreprise et lui-même se trouvent afin de pouvoir prendre des décisions judicieuses.
Cette responsabilité exige que l'on pense à la situation et à ce que l'on fait. Cela inquiète ou angoisse ceux qui jusqu'alors n'en avaient jamais exercé et pouvaient passer leur journée de travail en pensant à autre chose et en agissant de façon réflexe.
La délégation de responsabilité doit logiquement s'accompagner d'une délégation de légitimité (droit à la parole, droit à l'écoute, droit à l'erreur) car il est insupportable d'être responsable si l'on n'est pas légitime. L'organisation hiérarchique fait place alors à une organisation communicante.
La transformation de la place de la personne dans l'entreprise et des rapports sociaux modifie les perspectives personnelles et la perception du statut social : la conscience de ce que l'on fait, de ce que l'on est, de la place que l'on a dans l'institution, de son propre destin.
Il n'est pas étonnant que cela se traduise par un désarroi, au moins pendant une période de transition : les anciens repères sont perdus et on n'a pas encore trouvé les nouveaux, ceux qui permettraient d'avoir une idée claire de la situation et de s'y orienter.
En outre les entreprises qui savent s'adapter à la situation qu'a fait émerger l'informatisation sont rares. Dans la plupart d'entre elles les décisions résultent des habitudes, des réflexes qui se sont formés dans une situation révolue. Alors que l'organisation devrait déléguer une légitimité au cerveau d'œuvre, elle conserve la relation hiérarchique qui avait pu sembler convenir avec la main d'œuvre. Le système d'information qui outille le cerveau d'œuvre est souvent défectueux : données incohérentes, processus désordonnés, supervision et sécurité défaillantes, tableaux de bord illisibles, plateforme informatique instable2.
La société, les institutions, les entreprises et leurs dirigeants n'ont pas atteint la lucidité qui leur permettrait de trouver une orientation claire et de transmettre cette clarté en l'exprimant. Les illogismes et absurdités qui en résultent révoltent des esprits qui pensent et disent que « ça ne colle pas », que « rien ne marche comme il le faudrait », etc.
Un monde injuste
Le cerveau d'œuvre auquel l'entreprise délègue responsabilité et légitimité doit être éduqué et compétent : cela devrait occasionner un fort développement de la classe moyenne.
Mais la société a pris une autre orientation. La « production de valeur pour l'actionnaire » éloigne l'entreprise de sa mission et introduit une duplicité dans la fonction de commandement. Le revenu de certains dirigeants, ridiculement excessif3, accumule une richesse ostentatoire et nourrit dans la population l'impression de travailler pour des prédateurs.
L'informatique procure d'ailleurs des outils puissants et discrets aux malfaiteurs qui blanchissent le fruit de la corruption et du crime pour s'emparer des entreprises ou du pouvoir politique.
Le discrédit qui en résulte rejaillit sur les entrepreneurs les plus consciencieux et sur l'ensemble des entreprises. Certains, indignés, croient nécessaire de détruire les entreprises et les institutions pour restaurer l'équité4 : leur individualisme trouve ici des arguments qui le renforcent.
____
1 "Gaming : The next super platform", Accenture, 27 avril 2021 ; "Filmed entertainment revenue in selected countries worldwide in 2019", Statista 2022 ; "The global recorded music industry grew by 18,5 % to 25,9bn in 2021", music:)ally, 22 mars 2022.
2 Michel Volle, « Systèmes d'information », Encyclopédie des techniques de l'ingénieur, 2011.
3 Que penser lorsque leur rémunération annuelle dépasse la valeur d'un confortable patrimoine familial ?
4 Comité invisible, L’insurrection qui vient.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire