vendredi 2 septembre 2022

Voyage dans l’espace de Riemann

Connaissez-vous l’espace de Riemann1 ?

Sa définition est simple : c’est un espace dans lequel la mesure de la distance (ou « métrique ») varie selon le point que l’on considère.

Regardons par exemple une carte géographique. C’est la projection plane d’une surface approximativement sphérique et bosselée (puisque notre Terre possède des montagnes et des vallées), réduite à l’échelle puis enrichie de lignes de niveau, noms des lieux et autres indications.

À chacun des points de la surface de la Terre sont associées une longitude et une latitude : c’est donc un espace à deux dimensions. La distance à vol d’oiseau entre deux points est celle qui apparaît sur la carte, une fois celle-ci reportée à l’échelle et sous l’approximation que comporte la projection plane d’une sphère.

Mais on peut aussi vouloir mesurer comme des arpenteurs la distance « au ras du sol » qui suivra les accidents du terrain entre les deux points : elle sera plus élevée que la distance à vol d’oiseau car le terrain comporte des dénivellations, et d’autant plus élevée que leurs pentes seront plus fortes.

La mesure de cette distance au ras du sol dépend donc autour de chaque point de la pente du terrain. Elle dépend aussi de l’orientation du trajet : l’écart avec la mesure de la distance à vol d’oiseau est nulle le long des lignes de niveau, elle est maximale dans le sens de la pente.

La surface de la Terre est ainsi un espace de Riemann. Il en est de même de toutes les surfaces à deux dimensions qui, n’étant pas exactement planes, ne sont pas des « espaces euclidiens » : la sphère par exemple ainsi que la « selle de cheval », morceau d’un « paraboloïde hyperbolique ».

Sur de telles surfaces le chemin le plus court entre deux points ne suit pas une ligne droite mais une courbe nommée « géodésique » : sur la sphère, les géodésiques sont des arcs de grand cercle et deux géodésiques localement parallèles se coupent en deux points. Sur la surface d’une sphère la somme des angles d’un triangle est supérieure à deux droits, elle leur est inférieure sur une « selle de cheval ».

Il faut donc dans un espace de Riemann se résoudre à abandonner les axiomes de la géométrie euclidienne ainsi que les résultats qui s’en déduisent. Or l’enseignement primaire et secondaire est totalement « euclidien » : notre première formation aux mathématiques nous ainsi a donné des habitudes dont il sera ensuite difficile de se défaire.

Nous pouvons certes admettre qu’une surface soit bosselée, que la plus courte distance ne s’y mesure pas le long d’une droite, etc. Mais qu’en est-il de l’espace à trois dimensions dans lequel nous vivons : est-il possible de le considérer comme un espace de Riemann ?

Oui, a répondu Einstein2 : selon la théorie de la relativité générale, l’espace naturel, celui dans lequel nous vivons, est « courbe ». Cependant cette courbure ne se manifeste qu’à la très grande échelle du Cosmos, celle des étoiles et des galaxies. Pour la vie quotidienne et pratique nous pouvons pour nous représenter l’espace à trois dimensions – celui dont nous respirons l’atmosphère, celui dans lequel nous existons et nous déplaçons – nous contenter de l’espace euclidien où les parallèles ne se rencontrent jamais et où tous les triangles rectangles respectent le théorème de Pythagore.

L’aviateur et le navigateur savent que la surface sphérique de la Terre est un espace de Riemann, ils doivent suivre ses géodésiques pour abréger leurs voyages, mais aucune évidence de ce genre ne se manifeste dans l’espace à trois dimensions dans lequel nous vivons.

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Les mathématiques répondent à deux formes différentes d’intuition. L’une se satisfait de principes (ou « axiomes ») non contradictoires dont le raisonnement tire logiquement les conséquences : pour ceux qui en sont dotés, les espaces de Riemann ne posent aucun problème quelle que soit leur dimension. Il leur suffit de disposer de la formule qui à chaque point associe une métrique différente, soumise à des conditions de continuité, et le raisonnement leur permettra de trouver l’équation des géodésiques, de mesurer des courbures, etc.

Une autre forme de l’intuition, plus proche de la physique que des mathématiques, exige de trouver dans le monde de la nature une illustration des axiomes et de leurs conséquences. Elle ne nie pas l’exactitude des résultats mathématiques, qui est irréfutable, mais elle souhaite leur trouver une illustration, une incarnation qui les enracine dans notre vie pratique et familière.

La complexité du monde réel étant illimitée, toute batterie d’axiomes non contradictoires pourra trouver une illustration réelle. Mais tant que cette illustration n’est pas trouvée, cette intuition s’inquiète, réclame, et se tourne et retourne comme le fait dans son lit un malade fiévreux.

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La physique est la science des approximations3. Elle fait donc abstraction des phénomènes dont les effets sont négligeables à l’échelle considérée.

Si l’on considère l’échelle du Cosmos, il faut bien sûr tenir compte de sa courbure. Mais nous n’avons que faire, à l’échelle de notre vie et de notre action, d’un phénomène dont la trace dans nos mesures se trouverait à la cinquantième décimale après la virgule, précision qu’elles n’atteignent jamais.

On peut, il est vrai, imaginer des sphères à trois dimensions telles que la mesure de leur surface ou de leur volume diffère de ce qu’elles sont dans un espace euclidien. Mais nous n’en rencontrons aucune dans le monde dans lequel nous vivons.

Ainsi l’espace de Riemann, qui était évident à deux dimensions dans les exemples que nous avons cités, semble à trois dimensions une énigme non pas théorique certes, mais pratique.

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Je n’ai jamais compris pourquoi, lorsque j’étais en Taupe, le cours de physique en restait à l’expression « f = mγ » et ignorait les formules de Lagrange et de Hamilton, alors que ce sont les outils les plus puissants pour un physicien. Je n’ai jamais compris non plus pourquoi le cours de mathématiques en restait aux vecteurs et aux matrices, ignorant les tenseurs qui en expriment la nature sous-jacente.

Pourquoi les pédagogues ne profitaient-ils pas, pour introduire ces éléments fondamentaux, de ces années où l’élève, éperonné par la perspective des concours, ne ménage aucun effort ?

Pourquoi la présentation la plus courante des espaces de Riemann répond-elle à l’intuition de ceux qui se satisfont d’axiomes et de déductions, mais non à l’intuition de ceux qui exigent d’en trouver une illustration ?

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Au fondement de la mécanique analytique le principe de moindre action peut être accepté comme un axiome. L’intuition entrevoit cependant sous ce principe (ainsi que sous les équations de Lagrange et de Hamilton, que l’on en déduit) une réalité physique et logique plus profonde.

Il se trouve que cette réalité, c’est l’espace de Riemann ! La trajectoire d’un système mécanique, telle qu’elle s’inscrit dans l’espace des phases, suit en effet une géodésique dans cet espace muni de la métrique de Jacobi4.

Ainsi l’intuition physique, toujours à la recherche d’une illustration pratique des abstractions, rencontre au cœur même de la physique un espace de Riemann qui a autant de dimensions que l’espace des phases -- c’est-à-dire un nombre quelconque.

Le monde réel, dans lequel nous vivons et agissons, est ainsi représenté par des espaces de Riemann d’une façon plus profonde et plus universelle que ce que nous avions perçu en examinant des surfaces à deux dimensions, autrement riche aussi que ce que nous avions pu entrevoir de façon purement mathématique et abstraite en considérant un espace qui à chaque point associe une métrique différente, soumise à des conditions de continuité. Ainsi notre intuition pratique est satisfaite, notre inquiétude est calmée : notre recherche a abouti.

Gloire à Riemann !

Nota bene : pour étudier les espaces de Riemann il faut avoir assimilé l’algèbre des tenseurs, seule capable de fournir des notations commodes. Ainsi se trouvent comblées d’un seul coup les lacunes des cours de Taupe et de l’École polytechnique, tels du moins que je les ai subis dans les années 60.

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 1 Bernhard Riemann, « Über die Hypothesen, welche der Geometrie zu Grunde liegen », 1854.

2 Albert Einstein, Zur allgemeinen Relativitätstheorie, 1915.

3 Richard Feynman, Lectures on Physics, Pearson, 1980.

4 Detlev Laugwitz, Differential and riemannian geometry, Academic Press, 1965, p. 172.

5 commentaires:

  1. Bravo ! Mais ta définition d’un espace de Riemann comme un espace dans lequel la métrique dépend du point considéré et de la direction me semble pouvoir prêter à confusion. Par exemple (peut-être est-ce le seul ?), une sphère (non bosselée) est un espace de Riemann uniforme (la métrique est la même en tout point) et isotrope (la métrique est indépendante de la direction).
    Ce qui, à mon avis, caractérise un espace de Riemann sans ambigüité est l’écart entre la distance calculée au sein de cet espace et la distance calculée dans l’espace euclidien de dimension immédiatement supérieure (distance à vol d’oiseau). Selon cette caractérisation, la sphère reprend ses droits d’espace de Riemann.
    Un détail : lorsque tu affirmes que l’écart entre distance sur la surface et distance à vol d’oiseau est nul le long d’une ligne de niveau, il faudrait préciser que ce n’est vrai que pour des distances infinitésimales.
    Merci pour ce partage, qui m’a donné envie de me replonger dans la mécanique analytique et d’admirer sa superbe esthétique !
    Amitiés,
    Nicolas Curien

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    1. Cher Nicolas,
      Merci pour ton commentaire, exact comme tout ce que tu dis ou écrit.
      Si tu veux te régaler avec la géométrie différentielle, je te recommande le livre de Laugwitz.
      Amitiés !

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  2. Michel s’interroge sur la nature des enseignements mathématiques utiles à la science physique donnés aux jeunes adultes très motivés. J’observe dans ma pratique d’enseignant que 95% des élèves de 13 ans croient dur comme fer qu’un objet plus lourd tombe plus vite qu’un objet plus léger. J’ai l’intuition que montrer aux enfants de 5 ans que tous les corps tombent de la même manière serait encore plus utile aux progrès de la science que d’inculquer la théorie de la relativité générale aux jeunes adultes. J’admet qu’il d’agit d’une opinion sans début de justification.

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    1. Je fais partie des 95% ... merci de me démontrer que j'ai tort de penser qu'un poids de 1 kg en fonte tombe plus vite qu'une plume de duvet.

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    2. Vous avez raison dans la vie courante, car la friction de l'air est plus forte sur une plume que sur un bloc de fonte.
      Par contre si vous faites le vide dans un tube de verre vous verrez la plume et la fonte tomber à la même vitesse. Mais ce n'est vrai que *dans le vide*.

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