vendredi 7 octobre 2022

L'individu, l'entreprise et leurs drames

(Exposé à l’EHESS, Marseille, 5 octobre 2022)

Parmi les personnes on distingue les « personnes physiques », qui sont des humains comme vous et moi, et les « personnes morales », qui sont des entreprises ou, de façon plus générale, des institutions.

Je dirai ci-dessous, comme le fait le langage courant, « entreprise » (au sens large qui désigne toutes les institutions) pour parler des personnes morales, et « individu » pour parler des personnes physiques, sans pour autant nier l’individualité des personnes morales.

Une société humaine fait naître une entreprise lorsqu’un travail jugé nécessaire ou utile excède les capacités d’un individu mais se trouve à la portée d’une action collective. Accomplir ce travail (produire des automobiles, instruire les jeunes, exploiter un réseau de télécoms, etc.), c’est la mission d’une entreprise et pour qu’elle puisse être accomplie il lui faut organiser l’action collective.

Les entreprises et les individus ont un destin qui les conduit de la naissance à la mort, ils ont des valeurs1 que leur action inscrit dans la situation historique : la mission générale de l’entreprise est ainsi, quoique l’on puisse dire d’autre, de « produire efficacement des choses utiles » afin de contribuer au bien-être d’une population.

Les valeurs ne sont pas nécessairement conformes à la réalité d’un destin individuel ou collectif : certaines sont donc perverses. Les prédateurs2, qui s’emparent de la richesse par la force, nient de partager une humanité commune avec les autres individus (négation qui est à la source du Mal) ; se donner pour mission « produire de l’argent » pervertit l’action de l’entreprise car l’argent n’est pas un produit, etc.

Chaque entreprise a une individualité, une « personnalité » : l’INSEE, France Télécom, Air France, le Pôle emploi ont chacun une « culture », une « ambiance » qui expriment leurs valeurs.

I – Les « drames »

1 - Drame de l’entreprise

L’organisation est nécessaire à la réalisation de la mission de l’entreprise, mais une fois installée son formalisme pèse d’un tel poids sur les individus qu’il se substitue souvent en eux à la conscience de la mission, à laquelle il oppose alors des valeurs parasitaires : quand par exemple « faire carrière » est devenu le but principal des individus, la mission de l’entreprise est entravée par une foule de trahisons quotidiennes.

Les individus chez qui la conscience de la mission est intacte, les « animateurs3 » (ainsi nommés parce qu’ils donnent une « âme » à l’entreprise), ne représentent en général que de l’ordre de 10 % des effectifs4. Grâce à leur action la mission de l’entreprise pourra éventuellement être accomplie malgré les trahisons, mais parfois ces dernières triomphent : il arrive par exemple dans certains pays que des militaires utilisent leurs armes pour usurper le pouvoir politique.

L’entreprise est donc le théâtre d’un drame ou d’une tragi-comédie : celle du conflit entre la mission et l’organisation, auquel s’ajoute le conflit entre les animateurs, les traîtres et une majorité d’indifférents.

2 - Drame de la relation entre l’individu et l’entreprise

Le cerveau individuel est le lieu où se cristallisent les idées nouvelles, le lieu naturel des inventions. Souvent ces idées étaient « dans l’air », potentiellement présentes dans la situation historique, mais la catalyse qui les fait se former est individuelle. Pour que l’invention se concrétise en actions et en produits, pour qu’elle donne donc naissance à une innovation, il faudra un travail collectif d’ingénierie que seule l’entreprise est capable de réaliser.

Or l’invention dérange l’entreprise dont l’organisation et le fonctionnement, résultat d’un empilage de décisions passées, forment une architecture qu’il est difficile de modifier : seules seront donc aisément acceptées les idées qui se moulent dans l’ornière des habitudes et des conventions de l’organisation.

L’inventeur véritable ne sera jamais le bienvenu. Il faudra un délai pour que son idée soit éventuellement jugée judicieuse par les dirigeants qui, seuls, sont légitimes pour modifier l’organisation et orienter les budgets : les armées ont longtemps refusé l’avion, puis le char, des entreprises refusent encore de tirer les conséquences de l’informatisation, etc.

Une fois adoptée l’idée sera jugée évidente et banale par ceux qui l’avaient longtemps refusée. Les mérites de l’inventeur étant rarement reconnus, les individus prudents préféreront s’abstenir d’avoir des idées nouvelles et donc de penser. La stérilisation des cerveaux indifférents est une des conséquences du drame de la relation entre l’individu et l’entreprise.

3 - Drame de l’individu

Deux drames se jouent dans l’intimité de l’individu.

Son action a pour but d’inscrire ses valeurs dans le monde réel, sa pensée est au service de cette action. Mais il lui faut faire d’abord un tri, dans les valeurs que lui a inculquées son éducation et dont l’incohérence provoque des injonctions contradictoires qui le condamnent à l’inaction (ou à la versatilité de l’activisme), afin de choisir celles auxquelles son action sera fidèle (et dans le meilleur des cas éliminer celles qui sont perverses) : ce choix difficile occasionne un premier drame.

La créativité5 de l’individu résulte par ailleurs du fonctionnement naturel de son cerveau et de l’émotion qui, éveillée par l’apparition d’une idée dont la fécondité potentielle est d’abord confusément perçue, la grave dans sa mémoire de telle sorte qu’elle sera poursuivie avec passion et persévérance.

Mais comment faire le tri, dans les idées que le cerveau produit spontanément, entre celles qui sont judicieuses et les chimères qui ne sont qu’une association de mots sans réalisation possible ? C’est un deuxième drame.

Les trois drames que nous venons d’évoquer s’entrelacent dans la vie quotidienne de la société, des entreprises et des individus : en avoir conscience permet de poser un diagnostic sur des situations qui, sinon, sembleraient énigmatiques ou absurdes.

S’y ajoutent aujourd’hui des phénomènes propres à la situation historique contemporaine.

* *

II - La situation présente

Chacun peut aujourd’hui accéder de façon quotidienne, grâce à son ordinateur, son smartphone ou sa tablette, à la ressource documentaire présente sur le Web. Comme cela parait tout simple et même banal, le phénomène de l’informatisation6 déploie ses conséquences sans que l’on y pense, sans que l’on en soit conscient, sans que l’on soupçonne la complexité (et la fragilité) de l’architecture technique sur laquelle il s’appuie.

Or ce phénomène a transformé le travail, les produits, les échanges, la forme de la concurrence, donc la mission des entreprises, leur organisation, l’exercice de la pensée chez les individus et jusqu’à l’équilibre des forces géopolitiques. Les drames que nous avons évoqués se jouent toujours, mais sur une scène différente dans tous les domaines de l’anthropologie : psychologie, sociologie, techniques de la pensée (et donc philosophie), économie, etc.

1 – Conséquences de l’informatisation

Les actions répétitives, qui occupaient auparavant l’essentiel de la force de travail, ont vocation à être automatisées car elles se prêtent à la programmation informatique. Il en résulte que le travail humain se focalise sur ce qui n’est pas répétitif : investissement avec la conception des produits, l’ingénierie de leur production, la programmation des automates, puis production proprement dite avec la réponse aux incidents, le traitement des cas particuliers, l’interprétation de ce qu’a voulu dire une personne (client, fournisseur, partenaire) qui ne s’exprime pas dans le langage de l’entreprise, etc.

La main d’œuvre, dont les réflexes étaient formés à exécuter une tâche répétitive et dont la pensée a été laissée en jachère, est alors supplantée dans l’emploi par un cerveau d’œuvre qui fusionne dans l’action l’individu et l’ordinateur7 et à qui il est demandé de savoir prendre des initiatives, donc d’exercer des responsabilités.

Cela met en tension l’organisation et la culture de l’entreprise qui ont été héritées de l’histoire. On ne peut pas en effet déléguer des responsabilités sans déléguer aussi la légitimité qui permettra de les exercer : alors le système hiérarchique ne peut plus être efficace, or il reste ancré dans les habitudes. L’entreprise refuse ainsi souvent de se plier à l’informatisation.

2 – Une inefficacité endémique

Le drame de l’entreprise se complique alors d’une inadéquation des comportements aux exigences de l’action productive. L’entreprise est tentée de briser le cerveau d’œuvre d’une part en prétendant programmer dans l’automate informatique le traitement des cas particuliers et l’interprétation des situations, tâches que seuls les individus peuvent accomplir efficacement, d’autre part en ambitionnant de programmer les individus comme s’ils étaient des automates en les soumettant à des consignes détaillées qui leur interdisent toute initiative.

L’automatisation de la production transforme cependant la fonction de coût : le poids du coût fixe étant important (conception, ingénierie, programmation, dimensionnement des services), le rendement d’échelle est croissant : l’économie est ultra-capitalistique et marché obéit soit au régime du monopole, soit et plus souvent à celui de la concurrence monopolistique8 sous lequel chaque entreprise ambitionne de conquérir un monopole temporaire qu’elle renouvellera par l’innovation.

Cependant le régulateur, prisonnier des prestiges intellectuels du modèle néoclassique de l’équilibre général, s’entête à promouvoir la concurrence parfaite, brise en morceaux artificiels les monopoles naturels que sont les réseaux (télécoms, ferroviaire, électrique) et entrave l’émergence des monopoles temporaires9.

La doctrine néolibérale10, dont l’émergence est parallèle à celle de l’informatisation (et peut-être liée à elle par une causalité complexe), a réduit le libéralisme, qui consiste essentiellement à décentraliser les décisions, à trois slogans fallacieux : concurrence parfaite, libre échange, création de valeur pour l’actionnaire.

3 – La prédation

La Banque tire parti de l’informatique pour « produire de l’argent » avec ses salles de marché selon un jeu à somme nulle qui parasite le système productif. Elle offre par ailleurs à des prédateurs des ressources discrètes car masquées par une complication informatique voulue : des services rémunérés facilitent l’abus de biens sociaux, la fraude fiscale (nommée « optimisation ») et le blanchiment. Ce dernier assure un transfert de richesse entre l’économie criminelle et l’économie légale qui permet à des criminels de s’emparer des entreprises et, parfois, du pouvoir politique.

Les actionnaires, dont la plupart sont aussi éloignés de l’organisation et de l’ingénierie de l’entreprise qu’a pu l’être un Gosplan, font pression pour qu’elle « produise » des dividendes et des plus-values. Ils mettent à la tête des entreprises des dirigeants « agents des actionnaires » qui recevront pour prix de leur soumission une rémunération dont le montant annuel est celui d’un confortable patrimoine familial et non la contrepartie raisonnable d’un travail.

La société qu’a fait émerger l’informatisation est ainsi tentée de revenir, sous une forme ultra-moderne, à un régime féodal de purs rapports de force.

4 – Un désarroi

Il résulte de ce qui précède un sentiment d’inefficacité, d’absurdité, d’injustice, et finalement une pandémie de désarroi. Le monde étant incompréhensible, le discernement ne sait plus distinguer le réel, le possible et l’imaginaire. Les résultats les plus clairs de la science expérimentale sont niés par ceux qui préfèrent affirmer une « réalité » chimérique, les imaginations se complaisent dans un monde virtuel éloigné de la situation réelle comme des exigences pratiques de l’action.

Il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de ce désarroi. Une moitié des Américains a été séduite par un Donald Trump, par des « fake news » et par les délires de QAnon. Des sectes ou doctrines attirent des adhérents auxquels elles procurent, moyennant le sacrifice de leur intelligence, les avantages psychosociologiques que confère l’adhésion à un groupe de croyants.

Les drames que nous avons évoqués ci-dessus, qui sont de tous les temps et traversent l’entreprise, sa relation avec les individus et enfin les individus eux-mêmes, sont aggravés aujourd’hui par cette épidémie de confusion qui empêche les individus, les entreprises, les politiques, d’acquérir une conscience claire de la situation historique et de décider en conséquence.

5 – Comment faire ?

Il n’est pas facile pour les individus de garder les pieds sur terre lorsque les médias, les réseaux sociaux, sollicitent sans cesse leur émotion et orientent leur imaginaire vers des mensonges ou des chimères. Ils ne peuvent y parvenir que s’ils possèdent, parmi leurs valeurs, une volonté de réalisme. Chacun est ainsi invité à maîtriser son imaginaire en s’imposant une discipline : la situation la plus « moderne » qui soit retrouve ainsi les exigences de cohérence, de sobriété et de pertinence qui furent celles du classicisme.

Pour éclairer la situation historique de notre société l’institut de l’iconomie a conçu le modèle théorique d’une société informatisée par hypothèse efficace, nommée « iconomie », dans laquelle l’action productive satisferait les besoins sans gaspiller les ressources. Ce modèle n’est pas un schéma de la situation présente, puisque celle-ci n’atteint pas la pleine efficacité ; ce n’est pas non plus une prévision car rien ne garantit que l’efficacité pourra être un jour pleinement atteinte. C’est un repère planté à l’horizon du futur : il procure une pierre de touche pour évaluer le comportement des entreprises et des individus et indique une orientation à leurs décisions11.

____

1 Michel Volle, Valeurs de la transition numérique, Institut de l’iconomie, 2018.

2 Michel Volle, Prédation et prédateurs, Economica, 2008.

3 « Le secret des animateurs ».

4 « Un professeur de l'ESCP a fait une étude sur près de 300 entreprises dans le monde. Il démontre que 9 % des collaborateurs s'arrachent pour faire avancer les choses, 71 % n'en ont rien à faire et 20 % font tout pour empêcher les 9 % précédents d'avancer » (Georges Epinette, Antémémoires d'un dirigeant autodidacte, Cigref-Nuvis, 2016, p. 24).

5 « L’intelligence créative ».

6 Michel Volle, De l’informatique : savoir vivre avec l’automate, Economica, 2006.

7 « The hope is that, in not too many years, human brains and computing machines will be coupled together very tightly, and that the resulting partnership will think as no human brain has ever thought and process data in a way not approached by the information-handling machines we know today » (Joseph Licklider, « Man Computer Symbiosis », IRE Transactions on Human Factors in Electronics, mars 1960).

8 « Introduction à la concurrence monopolistique ».

9 « It is, I believe, only possible to save anything from (…) the wreckage of the greater part of the general equilibrium theory if we can assume that the markets confronting most of the firms (…) do not differ greatly from perfectly competitive markets (…) and if we can suppose that the percentages by which prices exceed marginal costs are neither very large nor very variable » (John Hicks, Value and Capital, Oxford University Press, 1939, p. 84).

10 « La doctrine néo-libérale ».

11 Michel Volle, L’iconomie, clé de la situation actuelle, Institut de l’iconomie, 2022.

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