vendredi 2 décembre 2022

Trois penseurs autour de la technique : Ellul, Gille et Simondon

Jacques Ellul, Bertrand Gille et Gilbert Simondon ont tous trois consacré d’importants travaux à la technique, en particulier dans les ouvrages suivants : 
Jacques Ellul, Le Bluff technologique, Hachette, 1988,
Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, coll. La Pléiade, 1978,
Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, Aubier, 2012.

Comme aucune pensée ne peut entièrement embrasser son objet, chacun de ces penseurs a des lacunes mais celles des uns sont comblées par la pensée des autres : ils offrent à eux trois une panoplie conceptuelle qui peut permettre de comprendre la technique et, à travers elle, l’iconomie.

Jacques Ellul

Ellul est un adversaire de la technique car il en voit surtout les conséquences négatives. Il déplore par exemple que l’industrialisation ait au XIXe siècle fait disparaître la culture paysanne. Il décrit très finement les dégâts que la mécanisation a causés dans la structure anthropologique des sociétés, mais il ne semble pas voir que ce fait a eu des précédents : l’agriculture et l’élevage ont au néolithique détruit la culture des chasseurs-cueilleurs, etc.

L’apport d’Ellul est cependant précieux parce qu’il illustre ce qui se passe à la charnière de deux systèmes techniques, lorsque les conditions matérielles de la vie sont transformées ainsi que le contenu du travail et les relations sociales. Le passage d’un système technique à l’autre fait des dégâts dans l’architecture des institutions et l’équilibre des relations sociales, dans la façon dont chacun se représente soi-même et son destin, etc.

Mais Ellul a malheureusement servi de référence intellectuelle à tous ceux qui estiment que les entreprises, l’industrie, la technique n’ont pas lieu d’être parce que « tout ça détruit l’humain ». Il a eu le succès extraordinaire qu’ont tous ceux qui répondent au besoin, déplorable mais naturel, d’une vengeance de l’individu envers tout ce qui lui semble oppressant car institutionnel.

Ceux qui apportent une critique destructrice du fonctionnement de la société et de ses institutions seront toujours les bienvenus pour une fraction de la population et même sans doute pour une fraction des désirs que chacun peut éprouver lui-même.

Gilbert Simondon

Simondon estime que la technique est une expression de la culture humaine : dans les produits techniques sont incorporés une volonté humaine, une conception humaine de la vie. Il illustre cela par des exemples.

Il dit qu’un produit technique est d’autant plus concret que ses parties se complètent mutuellement et coopèrent dans son fonctionnement. Il cite le moteur de la motocyclette : les ailettes contribuent au refroidissement des cylindres, et en même temps elles contribuent à la solidité du carter auquel elles servent en quelque sorte d’arcs boutants. Les diverses parties d’un objet technique sont en synergie, ce qui lui confère une consistance organique semblable à celle des êtres vivants (que Simondon a elle aussi étudiée).

Cependant Simondon ne dit pas que l’humanité qu’incorpore un objet technique est celle de ceux qui l’ont conçu et produit, et non celle de ceux qui ne peuvent pas percevoir la volonté humaine que l’objet exprime. C’est comme en architecture : l’architecte trace librement le plan d’un bâtiment, mais celui-ci pourra sembler oppressif à ceux qui ignorent la démarche de l’architecte et se cognent contre ses murs.

Simondon complète Ellul en révélant le contenu culturel de la technique, Ellul complète Simondon en évoquant l’oppression que peuvent ressentir ceux qui n’y adhèrent pas.

Bertrand Gille

Gille a décrit l’évolution historique selon un découpage en périodes caractérisées chacune par un système technique : celui de la pierre taillée, celui de l’antiquité avec la navigation et l’architecture, celui des manufactures, celui de la mécanique et de la chimie au XIXe siècle, complété à la fin du même siècle par une énergie commode avec l’électricité et les hydrocarbures, enfin aujourd’hui le système technique informatisé que nous étudions et dont nous nous efforçons de tirer les conséquences.

Gille fait apparaître ainsi la dynamique qui propulse chaque système technique vers la conquête de toutes ses potentialités puis, lorsqu’elles s’épuisent, vers l’innovation radicale qui inaugure un nouveau système technique. Gille est conscient du fait que le passage d’un système technique à un autre a des conséquences anthropologiques brutales, mais il ne les approfondit pas.

Ellul complète donc Gille par une description des dégâts qu’a causés l’industrialisation, Gille complète Ellul en décrivant une dynamique qui comporte des épisodes de crise – et dont le caractère fatal semblerait sans doute horrible à Ellul.

Simondon complète Gille en élucidant le ressort intime et humain de la conception des objets techniques, Gille complète Simondon en décrivant les grandes vagues qui ont propulsé ce phénomène.

*     *

Résumons : Pour Gille le système technique de l’informatisation succède à d’autres systèmes techniques avec lesquels il partage le ressort d’une même dynamique. Pour Ellul la transition d’un système à l’autre s’accompagne de la perte d’acquis précieux et d’une plongée dans la barbarie en l’attente de la maturation d’une nouvelle structure institutionnelle. Pour Simondon la technique exprime une volonté proprement humaine qui est de tous les temps.

Simondon montre que la technique est une expression organique, donc profonde et complexe de l’être humain. Gille montre que l’histoire a été scandée par une succession de systèmes techniques, porteurs chacun d’une anthropologie qui lui est particulière. Ellul a décrit, sur le cas particulier de la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, les drames que provoque la déstabilisation des institutions lors du passage d’un système technique à l’autre.

Chacun de ces trois auteurs est profond, riche et détails et instructif. Il faut les lire en complément les uns des autres parce qu’ils s’arc-boutent l’un l’autre dans le lecteur pour former une architecture qui lui permet de penser l’iconomie. Les entrepreneurs de l’iconomie sont ceux qui réussissent dans l’économie informatisée : ayant une intuition exacte de la situation présente et de la dynamique qui la propulse, ils savent se hisser sur le mouvement.

7 commentaires:

  1. Merci Michel pour tes réflexions et ces conseils de lecture. J'ai lu avec grand plaisir Simondon et Gille sur tes conseils. J'ai du mal à me dire qu'Ellul va m'apporter quelque chose de nouveau. C'est tous les jours qu'on peut lire (sur le net) que la technique c'est mal et le passé tellement mieux. C'est tellement facile de s'effondrer, tellement facile de critiquer sans apporter de solution (Ellul en apporte-t-il d'ailleurs ? ). Bref je recommande largement Gille et Simondon et je me passerai volontiers d'Ellul ! Je suis admiratif de ta capacité à être aussi ouvert d'esprit : bravo Michel ! Olivier Piuzzi

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  2. Quand je suis à vélo je ressens, avec une grande satisfaction personnelle jusque dans mes muscules car ce n’est pas un VAE, ce qu’Ivan Illich a écrit dans Energie et Equité. Et c’est encore plus vrai quand je double les autos !

    Mais quand je travaille à un projet SI il m’arrive souvent de ressentir un tiraillement. Même tiraillement quand il s’agit d’éduquer ma fille : OK pour donner des outils et forger la pensée (initiation à l’algo) mais pas devant un écran (jeux en bois ou cartes cartonnées). Les lectures d’Illich et d’Ellul n’y sont sans doute pas pour rien, mais il faut dire qu'elles trouvent dans mon quotidien de solides alliés. Reste donc à exploiter ce tiraillement ...

    Je me dis depuis longtemps « Et pourquoi ne pas demander à Michel Volle de faire un billet là-dessus ? », sans oser le faire de peur de passer pour un rigolo en citant Ellul. Alors merci pour cette mise en perspective des 3 auteurs et cette invitation à continuer la réflexion !

    Est-ce que les concepts de « Convivialité » et de « Contre productivité » d’Illich n’auraient pas eux aussi leur place dans ces éclairages croisés ?

    Je vois aussi dans cette exploration des « écarts » entre auteurs le prolongement d’autres conseils de lecture de Michel Volle lorsque j’étais étudiant : François Jullien. Alors cette fois-ci j’ose : quid de son concept de « Dé-coïncidences » ?

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  3. Merci, Michel, pour cette bonne synthèse sur ces trois auteurs qui, considérés ensemble, "font système".

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  4. Ma grand mère me racontait que la mécanisation de l’agriculture était décriée pour ses effets sur la structure sociale des travailleurs. Elle disait déplorer cette critique par une phrase que j’ai encore en mémoire : « c’est le progrès ». À l’heure où l’alliage du cerveau d’œuvre et de l’automate a déjà été identifiée par vous, c’est avec joie que je vous annonce que les travaux récemment mis a disposition du public par la fondation OpenAI ouvrent une voie de progrès très significatif dans cette dynamique déjà initiée. J’aimerais bien vous lire prochainement sur le thème « à la mode » de Chat GPT.

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  5. Chat GPT impressionne parce qu'il "parle" en un langage naturel et bien construit, mais il faut examiner ce qu'il dit de la sorte : alors on découvre des erreurs.
    Je lui ai demandé :
    - ce qu'il savait du comte de Toulouse. Il a répondu que c'était le fils de Louis XIII, alors que c'était le fils de Louis XIV.
    - ce qu'il savait du général Pierre de Villiers. Il a indiqué une date de naissance qui n'est pas la bonne, et pire ! une date de décès alors que ce type est encore bien vivant.
    - de programmer l'inversion d'une matrice carrée. Il a produit un plat de spaghetti qui fonctionne peut-être (je ne l'ai pas essayé) mais qui n'est pas conforme à l'état de l'art de la programmation modulaire.

    Posez-lui vous aussi des questions sur des sujets que vous connaissez ou qui sont aisément vérifiables, et vous verrez que son langage séduisant cache un abîme d'ignorance.

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    1. J’observe que la tendance consiste à tester chatGPT pout en montrer les failles. On se dit, un peu inquiet de la puissance de la machine, qu’elle n’est pas si performante et que l’intelligence humaine reste largement supérieure. Cependant, la bonne manière d’utiliser cet outil consiste à l’utiliser pour résoudre des problèmes réels en collaboration avec elle : c’est l’alliage du cerveau d’œuvre et de l’automate. Je l’ai personnellement utilisé dans le cadre de mon travail d’enseignant en mathématiques et j’ai obtenu des résultats d’une qualité que je n’aurais pas obtenu seul et dans un temps beaucoup plus court que si je n’avais pas eu cette aide. Précisément, je l’ai utilisé pour produire du code Python et Latex et améliorer des textes que j’avais écrit. Je trouve cet outil formidable et je suis très reconnaissant à la fondation OpenAI de le mettre à disposition du public alors que l’avantage qu’il procure pourrait être vendu au plus offrant ou garder pour son propre intérêt.

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    2. Vous avez raison, c'est ainsi qu'il faut utiliser ChatGPT : en collaborant prudemment avec cet outil.
      En maths il m'a comme vous aidé. Il me semble par contre souvent erroné en histoire.

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