La situation
L’expérience la plus simple, la plus quotidienne, nous enseigne que le monde des êtres et des choses, l’Existant, est d’une complexité sans limite (« illimité » n’est pas identique à « infini » : une ligne droite est infinie mais la place qu’elle occupe dans l’espace est limitée). Comme le Dieu du Judaïsme, l’Existant est donc inconnaissable en ce sens que l’on ne peut pas en avoir une connaissance absolue mais seulement une connaissance partielle.
Il suffit pour le comprendre de penser à l’un ou l’autre des objets de la vie quotidienne (une tasse de café, par exemple). Nous ne connaissons pas son passé (le lieu et le moment de sa production, l’origine des matières premières qu’elle a utilisées, l’identité des personnes qui l’ont produite et de celles qui en ont conçu le prototype), ni le fin détail de sa composition cristalline, moléculaire et ondulatoire, enfin nous ignorons naturellement son futur.
Le fait est cependant que nous n’avons nul besoin d’une connaissance complète et absolue, mais seulement d’une connaissance pratique : nous en savons assez sur la tasse de café si nous pouvons la prendre par son anse, y verser du café et le boire. Cette connaissance pratique est subjective, puisque relative à nos besoins et notre action ; mais elle est aussi objective dans la mesure où elle répond objectivement à ces besoins et aux exigences pratiques de l’action.
L’Existant ne nous présente à chaque instant qu’une facette, la situation dans laquelle nous nous trouvons. Cette situation comporte des limites, puisqu’elle n’est qu’une partie du monde. Mais à l’intérieur de cette limite elle est, tout comme le monde, d’une complexité illimitée : aucun des êtres et des objets qu’elle nous présente ne peut en effet être parfaitement et entièrement décrit ni compris.
Notre situation est historique car elle est hic et nunc : nous la rencontrons ici et maintenant. Cependant « ici » se découpe dans l’espace, « maintenant » se découpe dans le temps, et nous avons (ou devrions avoir) conscience de l’un comme de l’autre.
La situation est telle en effet que nous trouvons dans une ville mais savons (ou devrions savoir) qu’autour de la ville se trouve un espace qui n’est pas la ville et au-delà duquel se trouvent d’autres villes ; il en est de même de l’entreprise dans et pour laquelle nous travaillons, et aussi de notre profession dont les spécialités et compétences se découpent dans un espace logique et qualitatif autre que celui de la topographie.
En outre les êtres et les choses que nous présente la situation sont saisis par notre perception de façon photographique, selon leur image instantanée. Mais cette image obéit à une cinématique qui la transforme et, plus profondément, à une dynamique qui est le ressort de cette transformation. L’entreprise dans laquelle vous travaillez maintenant est le résultat d’une histoire, sa dynamique la propulse vers son futur.
Notre perception donne une image réduite au maintenant et à l’ici de la situation : il faut une réflexion pour compléter cette image en l’entourant d’une conscience de l’espace et du temps. Tandis que la conscience de l’espace est sans doute une évidence qui s’éteint rarement, il arrive souvent que la conscience du temps soit anesthésiée par le caractère répétitif d’une vie quotidienne que seuls troublent des événements très peu fréquents.