vendredi 30 septembre 2011

Jean-Marc Jancovici, Changer le Monde, Calmann-Lévy, 2011

Jean-Marc Jancovici est l'un des acteurs les plus importants du mouvement écologique. Il se distingue par la rigueur de son exigence scientifique.

Son dernier livre suscite quelques réserves de ma part, mais commençons par les points positifs : il est clair, bien écrit, bien construit. Les chapitres III et IV fournissent d'utiles repères quantitatifs, le chapitre VI est une étude de cas d'histoire institutionnelle qu'il faut recommander aux étudiants en sciences politiques. Le chapitre VII propose utilement une liste des décisions possibles, accompagnées d'un ordre de grandeur de leur coût.

On trouve p. 76 une indication cruciale : les nations représentées à Copenhague en 2009 se sont mises d'accord pour faire en sorte que le réchauffement de l'atmosphère soit limité à 2°C. Il faut pour cela que la quantité de carbone émise d'ici à la fin du XXIe siècle soit au plus de 1 400 milliards de tonnes, ce qui implique une réduction des deux tiers par rapport au niveau actuel.

Voici maintenant mes réserves :

1) Le but de ce livre n'est pas d'inciter le consommateur à arbitrer ses choix, mais de faire apparaître le contenu en énergie de la consommation actuelle dans les pays riches ou émergents.

Ainsi p. 145 Jancovici écrit : « un passager qui parcourt un km en tram ou en métro engendre l'émission de 50 à 200 g de CO2 ». Il impute ainsi au passager moyen une quote-part du coût d'un réseau qui a été dimensionné pour écouler le trafic à l'heure de pointe (cf. « Économie du dimensionnement »). Une fois ce réseau construit le coût marginal d'une place en période creuse est nul (pour le transport aérien, c'est différent : le poids d'un passager et de ses bagages compte dans la consommation de kérosène).

Certes le débat entre coût moyen et coût marginal est banal mais en l'ignorant on désamorce des solutions intelligentes : un consommateur peut s'organiser pour ne pas utiliser les réseaux pendant leurs heures de pointe, les entreprises peuvent réduire les pointes du matin et du soir en pratiquant les horaires variables.

De même lorsque Jancovici dit que la viande de bœuf « contient des hydrocarbures », c'est vrai en moyenne dans l'économie actuelle mais ce n'est pas une contrainte physique : les prairies ne sont pas toutes fertilisées avec des engrais, les bœufs ne sont pas tous nourris avec des tourteaux et si on le décidait on pourrait s'y prendre autrement.

2) Les chapitres I et II contiennent des inexactitudes. Jancovici dit p. 30 qu'autrefois les paysans ne voyageaient pas, or au Moyen Âge ils voyageaient plus qu'on ne le croit aujourd'hui notamment pour faire des pèlerinages : l’Europe était parcourue par un flot de marcheurs. Il dit p. 52 que la transition de l'agriculture vers l'énergie a été pilotée par la quantité d'énergie disponible, mais il avait évoqué p. 40 la moissonneuse-batteuse tirée par des chevaux.

Il dit p. 63 qu'avant l'utilisation de l'énergie fossile l'être humain ne disposait que de ses muscles : c'est oublier les « moteurs » animaux (chevaux, bœufs, mulets) utilisés depuis le néolithique et qui, bien plus que les esclaves, ont fourni la puissance motrice. S'il mentionne ces « moteurs » p. 20, c'est après et avant force calculs où son seul point de comparaison est l'esclave humain.

3) Jancovici voit dans l'énergie d'origine fossile la seule cause de l'industrialisation : c'est ignorer le rôle de la synergie « mécanique – chimie – énergie ». Si Daimler n'avait pas mis au point en 1885 le moteur à combustion interne, le pétrole n'aurait été utilisé que pour l'éclairage – rôle dans lequel il aurait bientôt été supplanté par l'électricité (voir Daniel Yergin, The Prize).

S'il est vrai que sans énergie un moteur ne peut servir à rien, il est tout aussi vrai que sans moteur l'énergie ne sert pas à grand chose. Une voûte en berceau ne pouvant tenir que si ses deux moitiés se soutiennent, on ne peut pas dire que l'une des deux est plus importante que l'autre. Il en est de même pour la synergie entre la mécanique et l'énergie.

4) L'essentiel du raisonnement de Jancovici s'appuie sur la corrélation, effectivement constatée dans l'histoire économique récente, entre le volume de la production et la consommation d'énergie. Mais la valeur économique d'une production ne se réduit pas à son volume : elle se mesure selon le produit volume*qualité qui n'est pas nécessairement corrélé à la consommation d'énergie.

La création de richesses ne consiste pas seulement en une transformation des ressources naturelles car elle leur ajoute de la qualité, du design. Jancovici minimise l'importance de ce dernier lorsqu'il écrit p. 45 : « la productivité du travail augmente grâce (un peu) à l'ingéniosité des ingénieurs, et grâce (beaucoup) à une énergie de plus en plus disponible et de moins en moins chère en termes réels ».

5) Pour Jancovici comme pour moi 1975 est la date d'une rupture : le premier choc pétrolier a fait prendre conscience du risque de pénurie énergétique. Mais il a aussi poussé les entreprises à chercher d'autres sources de richesse : elles se sont alors tournées vers l'informatique (la notion de système d'information date de 1972) et, comme l'a dit Bertrand Gille, cela a fait émerger un « système technique contemporain » (STC).

La synergie entre la mécanique, la chimie et l'énergie qui caractérisait le « système technique moderne développé » (STMD, 1875-1975) a été alors non pas supprimée, mais détrônée par la synergie entre la microélectronique, le logiciel et le réseau. Comme Jancovici le dit d'ailleurs p. 33 « sans ordinateurs et sans serveurs, l'Occident s'écroulerait ».

L'économie contemporaine est donc caractérisée par la conjonction de deux phénomènes : la perspective d'une pénurie énergétique, que Jancovici considère, et l'émergence du STC, dont il ne parle pas. Elle conduit vers une nouvelle forme d'équilibre vers laquelle le système productif avance à tâtons et avec maladresse.

Pour anticiper le futur il faut supposer cet équilibre atteint, donc les maladresses surmontées, puis le comparer à l'équilibre du STMD. Jancovici dit (p. 59) que la construction et l'utilisation des ordinateurs n'est pas aussi « propre » qu'on ne le croit parce qu'elles suscitent des émissions de carbone : c'est vrai, mais insuffisant.

L'économie informatisée consomme bien sûr de l'énergie mais la question qui importe est de savoir si son équilibre d'ensemble, avec les transformations qu'il implique dans la nature des produits, la façon de produire, les besoins des consommateurs etc., est ou non susceptible de respecter la contrainte énergétique.

La politique que Jancovici préconise, axée vers la seule décarbonisation, est amputée d'une moitié de notre futur car elle néglige ou ignore la réponse qu'une économie orientée vers la qualité, et non plus vers la quantité, peut apporter à la pénurie d'énergie.

6) Cela n'enlève rien à la pertinence de certaines de ses recommandations : la taxe carbone, par exemple, reste nécessaire pour que le prix de l'énergie tienne compte du caractère non renouvelable des ressources fossiles.

Mais il y a quelque chose de péniblement boiteux dans un raisonnement qui reste focalisé sur la nocivité du CO2. Si vous dites à Jancovici que l'informatisation transforme l'économie, il objecte que la production des ordinateurs émet du carbone ; si vous lui dites que la lecture peut contribuer au bien-être des consommateurs, il objecte que la production des livres émet du carbone, etc. Mais la respiration des animaux (donc la vôtre, celle de Jancovici, la mienne) émet elle aussi du CO2 !

Le discernement suppose que l'on voie dans les choses le relief qui permet de faire des choix. En mettant tout à plat au nom du carbone on inhibe la capacité d'agir : il ne suffit pas de mentionner des quantités, il faut encore les comparer selon un raisonnement économique.

Le catalogue quantitatif de Jancovici est d'ailleurs incomplet. Le Club de Rome avait en 1972 décrit l'écrasement de l'humanité sous le poids de ses déchets. Il faudrait, pour combattre la pollution de façon générale, associer des « équivalents carbone » (ou une mesure selon une autre unité mieux choisie) à tous les types de déchets. Cela a été fait pour le CO2, le méthane et le protoxyde d'azote, mais non encore pour les déchets chimiques, biologiques et nucléaires.

8 commentaires:

  1. "si vous lui dites que la lecture peut contribuer au bien-être des consommateurs, il objecte que la production des livres émet du carbone"

    je ne suis pas sûr que l'exemple soit bien choisi (voir ce qu'il en dit dans "C'est maintenant")

    "L'économie informatisée consomme bien sûr de l'énergie mais la question qui importe est de savoir si son équilibre d'ensemble [...] est ou non susceptible de respecter la contrainte énergétique."

    Ca me parait bien optimiste de croire qu’elle le sera. Les ordres de grandeur donnés par Jancovici laissent à penser qu’on va plutôt revivre un « nouveau Moyen-Age » (expression empruntée à http://lalettredulundi.fr/2011/05/27/no-future/) au vue des pénuries et du rationnement à venir.

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  2. @lbc
    Je n'ai pas lu C'est maintenant ! mais ayant souvent discuté avec Jancovici je sais comment il répond à mes objections.
    J'ignore si l'économie informatisée est ou non susceptible de respecter la contrainte énergétique : cela dépend de la façon dont on s'y prend, de l'effort d'intelligence que l'on fait.
    Le triomphe des prédateurs nous conduit à un "nouveau Moyen Âge" plus sûrement que ne le font les émissions de carbone.

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  3. Quand nous envisageons seulement l'émission de carbone, nous devrions toujours mettre en balance sa consommation par le monde végétal et son absorption par les océans.

    Pour éviter les nuisances dues à un excès de carbone dans l'atmosphère terrestre, les seules préconisations visant à en diminuer l'émission sont à compléter par des mesures de reforestation et de mise en culture de plantes fortement consommatrices de carbone.

    La préservation des terres arables (ou de vie sauvage) et leur mise en culture effective (ou leur sauvegarde) est un axe essentiel de l'aménagement du territoire. Ne pas vouloir construire plus haut et préférer un habitat de faible hauteur de plus en plus gourmand en terrain est l'une des erreurs majeures de notre époque en certains endroits de la planète, en région parisienne notamment.

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  4. J'avais lu "C'est maintenant !" mais n'ai pas encore lu "Changer le monde". Effectivement Jean-Marc Jancovici a joué et joue un rôle pionnier et moteur dans la prise en compte du "contenu énergie" de toutes les activités, transport, consommation, etc.

    Et effectivement, cet unique point de vue ne permet pas de comprendre l'évolution du système productif depuis 1974 !

    En fait, pour les intervenants spécialisés sur ce secteur, les émissions de gaz à effet de serre sont causées par :

    * l'activité industrielle, sur laquelle ils raisonnent à juste titre "métier par métier" ("filière", comme dans les déchets), ce qui ne leur donne pas de vision globale du système productif ;

    * le bâtiment et les transports, sur lesquels ils cherchent à raisonner "à fonction constante" : en gros, comment permettre à tout le monde d'être logé et mobile, en émettant 4 fois moins de GES ? Ici les technologies deviennent des inputs — le solaire permet ceci, le tramway cela…

    * la consommation des ménages, dont ils savent quantifier l'impact, mais qui les embête bien, car ils en voient très peu les leviers d'évolution. Déclameur : je travaille là-dessus, comme vous (Michel) avez pu le constater mardi dernier !

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  5. «1975 est la date d'une rupture»

    C'est (presque) le nom donné à mon blog... Si MV ou d'autres ont l'occasion de le lire, peut-être auront-ils une explication alternative expliquant l'énigme de la non-cassure, en 1974, de la croissance des Etats-Unis.

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  6. «Il faudrait, pour combattre la pollution de façon générale, associer des « équivalents carbone » (ou une mesure selon une autre unité mieux choisie) à tous les types de déchets. Cela a été fait pour le CO2, le méthane et le protoxyde d'azote, mais non encore pour les déchets chimiques, biologiques et nucléaires. »

    Je crois que l'étalon visé par "équivalent carbone" c'est un coût en terme de réchauffement climatique (RC), le déchet/pollution ultime, dans ce cas.

    Une façon d'apréhender la variété des déchets (chimiques, biologiques etc.) c'est de la décomposer en une sorte d'analyse à factorielle, dont le RC serait une des composantes. Chaque déchet serait affecté, selon ses propriétés physiques (mais pas seulement, voir plus loin) de coefficients, un pour chaque facteur.

    Viennent ensuite les questions suivantes: quels sont les facteurs (à part RC) et comment les comparer entre eux?

    Le RC est particulier en ce sens que c'est une variable planétaire: le lieu d'émission importe peu. Il n'en va pas de même des autres pollutions où la concentration détermine le niveau de toxicité. Pas facile d'intégrer ça dans le modèle à facteurs (qui n'est qu'une analogie).

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  7. «peut-être auront-ils une explication alternative [à] l'énigme de la non-cassure»

    Pour préciser ma pensée: p-e que les Etats-Unis étaient déjà engagés dans STMD alors que l'Europe de l'Ouest et le Japon traînaient encore ans dans STC. Les seconds ont donc subi le choc pétrolier de plein fouet.

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  8. @La cassure de 1974
    Il me semble que dans ce commentaire vous avez interverti STC et STMD.

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