vendredi 15 février 2013

Alain Desrosières

Je viens d'apprendre le décès d'Alain Desrosières. C'était un ami très cher.

Nous étions de la promotion 60 de l'X où j'ai fait sa connaissance. Il était "de gauche" et argumentait avec passion, secouant le garçon "de droite" que j'étais alors par un bouton de sa veste.

Nous avons fait l'ENSAE ensemble, nous avons été ensemble administrateurs de l'INSEE. Beaucoup de nos camarades ont cédé aux délices de l'ambition, pas lui. Il s'intéressait sincèrement à la statistique, à la sociologie, à l'histoire. Il est donc sorti de la tour de Malakoff pour tisser des liens avec d'autres corporations. Il m'a ainsi conduit chez Pierre Bourdieu ainsi que dans les bureaux du Nouvel Observateur où nous avons rencontré Claude Perdriel, Jean Daniel et André Gorz : il s'agissait alors d'apporter aux analyses sociologiques, fût-ce au prix de quelque pédantisme, le renfort et la caution de la technique statistique.

Desrosières était d'une générosité littéralement adorable. Vous aviez une conversation avec lui : "Ah, disait-il, mais alors il faut que je te mette en relation avec Untel", ou bien "il faut que tu lises tel article" - et quelques instants après un rendez-vous était organisé, une photocopie de l'article vous parvenait. Ce que beaucoup de personnes lui doivent est immense. Il était au sens exact du terme un animateur, quelqu'un qui donne une âme à une institution, et les passerelles qu'il établissait inlassablement, ainsi que ses livres, ont apporté à l'INSEE une ventilation salubre.

De cette générosité, de cette animation, de cette ouverture, l'INSEE ne lui a comme de juste su aucun gré. Alors qu'il avait fait pour la statistique bien plus que n'importe quel inspecteur général il est parti à la retraite simple administrateur. Indigné, je lui en ai fait la remarque et il m'a regardé avec étonnement. Ces histoires de carrière lui étaient parfaitement indifférentes.

Comme beaucoup d'hommes droits, il était naïf : c'est le défaut des anges. Sa droiture a parfois fait de lui la dupe de personnes dont il ne pouvait pas même entrevoir la perversité.

On croira peut-être que je sacrifie ici à la règle qui veut qu'un discours posthume soit excessivement élogieux. Il n'en est rien. Ce que je viens d'écrire, je le pense depuis longtemps et l'ai souvent dit de son vivant.

Je termine ce petit texte les larmes aux yeux et la gorge serrée : adieu, camarade généreux ! Tu seras toujours présent dans le cœur de ceux qui t'ont connu.

7 commentaires:

  1. Bonsoir à Michel et à tous ceux qui se souviennent d'Alain Desrosières.
    Je partage entièrement les termes et l'émotion du billet de Michel.
    Gérard Raulin

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  2. Dans les années 1980 ses articles sur les taxinomies ont été ma bible. A l'époque du papier, nous avons débattu par lettres pendant assez longtemps et, s'il n'avait pas été occupé ce jour, il aurait fait partie de mon jury d'habilitation: à mes tentations d'anarchisme épistémologique, il opposait "ce n'est pas parce que vous savez que votre maison a été construite que vous n'y habitez pas"! Pour une mission dans les différents instituts statistiques de l'UE, il m'avait transmis tous ses contacts et recommandé à eux. Partout, il avait laissé le meilleur souvenir.
    Jean-Louis Besson

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  3. Une très grande émotion suite à ce décès.
    J'ai partagé son bureau avant de partir à la retraite en 2011. Je garde le souvenir d'une personne simple et cultivée, qui aimait faire partager sa passion pour l'histoire de la statistique. Un pan de la mémoire de l'INSEE disparait avec lui.
    Antoine Santolini.

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  4. Merci à toi Michel pour ce portrait véridique que je partage pour l'essentiel. C'est un homme que j'admirais , Balzac aurait dit un "homme supérieur". L'approche d'une rencontre avec lui était une véritable joie, l'attention aux choses et aux gens était la clef de cette aura qui le rend inoubliable.
    Etait-il naïf? Je ne le crois pas, pour avoir moi aussi évoqué avec lui l'ingratitude de l'INSEE à son égard. Je crois plutôt qu'il affectait la naïveté pour ne pas perdre son temps en mépris inutiles.
    Au fond, il aura consacré le meilleur de lui à décrire une administration qui n'a jamais choisi entre la grandeur et la médiocrité.
    Jean Laganier

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  5. Merci à Michel VOLLE (avec qui j'ai travaillé à l'INSEE) pour ce beau témoignage auquel j'adhère complètement, notamment en ce qui concerne le 4ème paragraphe. J'ai eu également la chance de travailler avec Alain Desrosières que je n'oublierai pas, c'était un être généreux.

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  6. Le mercredi 13 février
    J'ai été bouleversé d'apprendre le décès, la nuit dernière, de notre ami Alain Desrosières. Il avait eu une attaque cardiaque il y a un mois et depuis il avait été maintenu en coma artificiel en salle de réanimation à l'hôpital Georges Pompidou. Je l'ai vu pour la dernière fois jeudi dernier.

    Depuis mon arrivée à l'INSEE en octobre 1969 jusqu'à ces derniers jours j'ai été très lié à Alain. Il était pour moi presque un père spirituel.
    Lorsque je suis arrivé au quai Branly à la division des fichiers et des nomenclatures il était à la division synthèse des biens et services. Mais je l'avais rencontré dans les réunions syndicales d'un institut qui connaissait alors un bouillonnement intellectuel stimulant. Nous avions sympathisé à l'occasion de nos curiosités communes qui nous faisaient fréquenter les cercles intellectuels notamment à l'école des hautes études en sciences sociales, déjà.
    Il habitait avec Katia et leurs deux filles, Antoine n'était pas encore né, un appartement place Saint Charles pas très loin de là où moi-même, jeune marié, j'avais emménagé. Nous avions souvent des discussions en soirée jusqu'à des heures avancées. Je me souviens encore du jour où très fier il est venu nous annoncer à l'INSEE la naissance d'Antoine alors appelé Gilles. C'était au cours d'une réunion syndicale.

    Lorsque le département entreprises a déménagé près de l'arsenal il a participé à la création de la division entreprise où je lui dois de m'avoir fait venir. Il a porté sur les fonts baptismaux la fameuse fresque du système productif. Il venait d'utiliser les méthodes d'analyse factorielle des correspondances pour créer une division de l'industrie en trois secteurs qui allaient inspirer les travaux de la fresque. Je venais de faire un DEA de mathématiques avec le pape de ces techniques d'analyse des données, Jean-Louis Benzekri. Michel Volle, Alain moi et quelques autres nous avons introduit ces méthodes à l'INSEE. Les sinuosités de mon parcours professionnel nous ont ensuite éloignés. Mais nous nous revoyions périodiquement avec grand plaisir.
    Au début c'était au commissariat au plan.
    Puis comme il avait fait un article dans la revue de Pierre Bourdieu sur le marché matrimonial, je l'avais invité à venir nous donner des idées aux bureaux de la recherche de la CNAF.

    Comme je m'étais éloigné de l'INSEE pour m'occuper d'animation de la recherche en sciences sociales je le retrouvais en partageant ses amitiés pour un certain nombre de chercheurs qu'il m'avait fait connaître.

    Quand je suis revenu finir ma carrière à l'INSEE j'ai été très heureux de partager mon bureau avec lui plusieurs années avant de prendre ma retraite. Nous avions des discussions animées sur les dernières productions artistiques et intellectuelles. Depuis mon départ à la retraite nous nous sommes retrouvés à des déjeuners aussi chaleureux que passionnés, souvent rue Daguerre. Si j'avais su je les aurais multipliés.

    L'été dernier il avait eu une opération lourde suite au rétrécissement de son canal rachidien. Il avait été obligé de réapprendre à marcher en septembre et octobre dernier.

    Bernard Guibert

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  7. Alain Desrosières m'avait succédé en 1973 à la rédaction en chef d'"Économie et statistique". Nos chemins ont ensuite divergé, moi vers la démographie, science "de droite", lui vers la sociologie, science "de gauche", mais ils avaient la même source : la curiosité de comprendre d'où venaient les concepts statistiques que nous essayions d'expliquer à nos lecteurs.

    Alain a consacré sa carrière à expliquer que ces concepts "ne sont pas dans la nature" : ils résultent de conventions toujours contingentes. Il en découle la grande responsabilité des statisticiens quant à la qualité non seulement du débat public, mais surtout des décisions politiques.

    Personne n'a jamais vu un taux de croissance. Et pourtant c'est lui qui "informe" aujourd'hui la politique gouvernementale et les critiques de l'opposition.

    Michel Louis Lévy

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