J'observe ceux qui savent paraît-il « communiquer » et qu'entends-je ? De l'emphase et de la confusion. Pour procurer à celui qui écoute une agréable sensation de bien-être il leur suffit en effet de jouer sur les connotations qui entourent leur propos d'un halo familier. L'auditeur sent alors ses préjugés fondre comme s'il était plongé dans un bain tiède. Il est prêt à se laisser convaincre, mais de quoi ? Une fois sorti du bain, il aura tôt fait de tout oublier.
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Pour comprendre la société actuelle nous avons besoin de concepts aussi précis et aussi nets que des instruments de chirurgie. La langue qu'il faut pour la décrire n'est pas la langue naturelle, poétique et riche d'associations d'idées que procure la connotation, mais la langue sèche et pauvre de la théorie.
Un même mot n'a pas le même sens dans le langage courant et dans celui de la théorie. Prenons « féodalité » : dans le langage courant, influencé par les romans de Walter Scott et les films qui en ont imité la formule, il évoque le donjon où flotte une bannière, la jeune châtelaine amoureuse de Robin des Bois, des chevaliers qui tournoient, toutes choses que l'on trouve belles.
Dans le langage théorique que j'ai utilisé dans Prédation et prédateurs « féodalité » désigne une société où chaque territoire, chaque fraction de la population sont dominés par une seigneurie qui conduit une guerre permanente. Ce concept permet de qualifier certaines situations et d'identifier une tentation à l’œuvre dans notre société dont l'informatique, ayant procuré la perfection au blanchiment, facilite la prise de contrôle par le crime organisé : le dérapage manifeste de la Banque vers la délinquance illustre cette tendance.
« Les gens ne te comprennent pas quand tu parles de féodalité », me dit-on. S'ils ne comprennent pas, c'est qu'ils entendent ce mot avec les connotations qui l'entourent dans le langage courant tandis que je l'emploie dans un sens technique précis et d'ailleurs historiquement exact.
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Toute situation historique particulière, donc aussi la nôtre, est d'une extrême complexité. Pour percer le brouillard qui interdit sa compréhension il faut y poser des repères qui seront autant d'outils pour le discernement et la lucidité. La définition de ces repères est une tâche longue, délicate et elle-même complexe, mais une fois qu'on les possède ils sont très simples.
On objectera que le langage n'est pas un instrument de chirurgie et qu'étant fait pour l'échange et la communication il doit se conformer à l'usage courant.
C'est oublier que le langage a deux fonctions et non pas une seule. Il est fait d'abord pour rendre compte, de façon simple, d'une réalité complexe, et ensuite pour échanger - même si son développement entrelace le compte rendu et l'échange. Lorsque la réalité est nouvelle il faut donc que quelques pionniers anticipent sur l'évolution du langage courant, et il est naturel que leur vocabulaire ne soit pas immédiatement compris par tout le monde.
Il ne pourra être compris que par les happy few qui savent lire et ne sont ni dupes de l'emphase, ni sensibles à la séduction du flou car cherchant avant tout à comprendre ils exigent clarté, sobriété et rigueur. Ces lecteurs renverront au théoricien la contribution la plus précieuse : l'analyse critique de la pertinence des concepts et de la justesse des définitions.
La communication de la théorie passe par le truchement de ces happy few. C'est à eux que s'adresse celui qu'accapare la méditation qu'exige le choix des concepts. C'est à eux qu'il revient de communiquer avec le grand public et c'est avec eux que le théoricien doit communiquer.
C'est ce que je m'efforce de faire. Je vois bien que le succès médiatique va à la légion des bousilleurs dont le brio flatte l'auditeur mais insulte son intelligence : Michel Serres, Paul Virilio, Jeremy Rifkin, etc. Je vois bien que ceux qui produisent des textes rigoureux, donc secs, n'ont que de rares lecteurs. Je sais bien que la mode exige de violer l'étymologie et la logique en disant par exemple « numérique » au lieu d'« informatique ». Je sais bien que celui qui parle de façon exacte sera qualifié de « ringard » : c'est là un risque que j'assume.
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Les pessimistes disent qu'il n'existe plus aujourd'hui de véritable lecteur : on zappe, disent-ils, on passe en lévitation d'une image à l'autre, seul importe le miroitement que suggèrent les connotations, il faut se plier à cette mode car sans cela on ne sera jamais compris.
Mais à quoi sert d'être compris par de tels lecteurs, si l'on peut appeler cela « comprendre » ? Ces pessimistes ont d'ailleurs tort : je reçois des messages qui montrent que les happy few existent, leurs critiques me sont très utiles. Je travaille et retravaille les textes qui leur sont destinés en m'efforçant à toujours plus de simplicité, de clarté, de justesse.
De grâce, que l'on cesse donc de me dire « il faut co-mu-ni-quer » ! Je ne fais rien d'autre lorsque j'écris des articles, des livres, enregistre des vidéos, fais des cours et des conférences. Ceux qui me disent cela préféreraient sans doute que je tinsse un de ces propos complaisants qui ne laissent aucune trace ou pis, une trace fallacieuse. Je respecte trop les happy few pour me laisser tenter par les succès faciles. Je creuse laborieusement les fondations sur lesquelles celui qui le voudra pourra bâtir quelque chose de solide : c'est là ma tâche et je n'entends pas m'en laisser distraire. A chacun son rôle.
Claude Lévi-Strauss : « Les mots sont des instruments que chacun de nous est libre d'appliquer à l'usage qu'il souhaite, à condition qu'il s'explique sur ses intentions »
RépondreSupprimerIl faut se rapproprier la langue française. Quel que soit son bord politique, que l'on lise Claude Hagège et sa Pensée Unique ou Paul-Marie Coûteaux et son Être et parler français, le mal français vient d'un manque de confiance en soi qui se traduit par un abandon de la langue et l'exercice de sa précision et de sa spécificité.
Qu'est-ce qu'un Français peut proposer au monde s'il n'a lu ni Pascal, ni Descartes, ni Balzac ?
Je me souviens de votre article intégrant la féodalité et j'en avais bien compris le sens que vous lui donniez et je ne pense pas être le seul de vos lecteurs. Votre communication est clair, en tout cas pour moi qui n'est cependant que néophyte dans les domaines que vous abordez mais vous m'aidez à mieux comprendre et j'essaie à ma modeste mesure de transmettre une partie de vos réflexions.
RépondreSupprimerGrand merci ! Je suis heureux d'avoir des lecteurs tels que vous.
SupprimerLe mot juste, voilà ce qui devrait être la norme.
RépondreSupprimerBravo et merci pour cet usage correct de la langue française.
Bonjour,
RépondreSupprimerBravo en effet: j'aimerai sincèrement parvenir à m'exprimer avec autant de précision et de clarté que vous. Plus modestement, ce billet résonne avec une partie de l'interview accordée par P Roth au Monde récemment (14 février, http://abonnes.lemonde.fr/livres/article/2013/02/14/philip-roth-je-ne-veux-plus-etre-esclave-des-exigences-de-la-litterature_1831831_3260.html).
Dans un autre domaine que le votre, la littérature, P Roth fait le même constat de la disparition progressive de vrais lecteurs: "C'est vrai, le nombre de vrais lecteurs, ceux qui prennent la lecture au sérieux, se réduit, c'est comme la calotte glaciaire.", dit-il. Il y ajoute une prédiction assez pessimiste.
Au-delà de la mention de cet écho troublant venant de deux personnes qui ont consacré manifestement beaucoup de leur énergie et de leur intelligence à observer et tenter de comprendre notre monde, j'aurais aimé savoir si (et comment?) vous intégrez ce phénomène dans votre réflexion plus globale sur l'i-conomie et potentiellement le pouvoir que cette révolution confère aux beaux parleurs et aux escrocs de la rhétorique.
Serait il possible que l'informatisation transforme notre cerveau, au point que la pensée dans sa forme classique, soit durablement délaissée? Si oui, selon quel procédé? Et comment reprendre la main sur cette tendance?
Il me semble que ce phénomène constitue une menace sourde mais sérieuse qui rappelle à la fois l'épisode de la tour de Babel et le spectre d'une humanité incapable de maîtriser sa propre technique.
Bien à vous,
Axel
Stendhal a inscrit TO THE HAPPY FEW à la fin de La chartreuse de Parme, cela prouve que les vrais lecteurs ont toujours été rares. L'informatisation ne réduit pas leur nombre : contrairement à ce que certains prétendent, on peut lire avec autant d'attention sur l'écran que sur le papier.
SupprimerLes possibilités qu'offre la technique peuvent indifféremment servir le Mal et le Bien : il revient à chacun, et à la société, de choisir entre la civilisation et la barbarie.
Merci Michel pour ce que vous faites et pour la clarté et la précision de vos articles, cours et interventions vidéos. J'avais transmis avant la dernière élection présidentielle à Fleur Pellerin votre très belle lettre http://michelvolle.blogspot.fr/2011/12/lettre-ouverte-aux-presidentiables.html mais je n'ai pas eu de retour. J'espère que depuis elle vous a rencontré. Continuez à être aussi rigoureux et à n'accepter aucune concession. Merci encore. Thierry
RépondreSupprimerBravo pour votre article !
RépondreSupprimerPar contre le titre anglais me gêne un peu.
Professionnel en informatique (et maintenant en "numérique") vos textes et vos idées sont une référence pour moi. Des textes que je lis et re-lis.
Communiquer ! Certains le font bien avec de mauvaises idées : les économistes orthodoxes par exemple. Les seules avancées scientifiques sont celles qui inventent de nouveaux concepts et donc, un nouveau vocabulaire.
Cordialement
Le titre anglais est une citation de Stendhal, qui a placé ces quatre mots en majuscules tout à la fin de La Chartreuse de Parme.
SupprimerRien à dire.
RépondreSupprimerJ'apprécie vos écrits depuis fort longtemps et le mot "féodalité" ne m'a pas dérangé...
Avant toute chose, je pense que vos amis, avec toutes leurs qualité, n'ont hélas aucune notion de sociologie et de la vie des idées. D'où leurs conseils naïfs. Ils devraient prendre leurs paroles pour eux-mêmes et se demander pourquoi ils pensent cela. Ce serait un bon début.
RépondreSupprimerIl faut évacuer toute frustration dans le travail de conception. Je la sens poindre sous vos mots, malgré vos défenses.
A titre complémentaire, j'ai écrit un petit billet dernièrement à peu près sur ce sujet, rédigé de manière volontairement synthétique: pour les découvreurs.
Le plus important est de faire le choix conscient de rester un producteur autonome, comme l'expliquait Bourdieu.
Je trouve votre commentaire extrêmement blessant à l'encontre de Michel et de ses nombreux lecteurs. Pour un leader agile, ce ne semble pas être "l'agilité des idées" qui vous anime. Est-ce lié au fait que votre patron était sous la coupe de M Sarkozy sous le gouvernement Raffarin ? Merci d'être un tantinet moins présomptueux dans vos commentaires ;-)
SupprimerBonjour Thierry,
Supprimerje suis très étonné de votre commentaire. Bien au contraire, mon petit message se voulait un support solidaire auprès de Michel. Si vous lisez le lien que j'ai donné (l'avez-vous lu?) vous devriez vous apercevoir d'une certaine similitude de préoccupations. Est-ce que vous réagissez comme cela parce que j'ai utilisé le mot de frustration ? A mes yeux, il n'est pas négatif!
Vous trouvez aussi que je suis blessant à l'encontre des lecteurs, c'est encore plus étonnant puisque je n'en parle pas du tout. Les amis que je mentionne sont ceux auquel Michel fait référence au début de son article. Rien de plus.
Ceci étant expliqué (et cela devait l'être puisque je n'ai visiblement pas été compris), je vous serai gré de m'expliquer en quoi mon commentaire était présomptueux.
Alors au temps pour moi,j'avais cru que vous parliez des "vrais amis" et des fidèles lecteurs de Michel. J'avais effectivement lu, au préalable de mon commentaire, votre article mais n'avais pas perçu la similitude. En tout état de cause je n'ai jamais senti de frustration dans les propos de Michel.
SupprimerBonsoir mon très cher Michel,
RépondreSupprimerSi je crois aux valeurs pédagogiques de la vulgarisation, je n'en suis pas moins persuadé, bien sûr, que la source de ce qui est vulgarisé doit rester fondamentalement rigoureux, quand ça peut l'être.
Sans les apports de la rigueur fondamentale, il n'y a rien à vulgariser !
Donc, voici mon avis sur la question. Michel, si tu te sens bien sur le plan de la rigueur fondamentale, fais-toi plaisir : restes-y !
Cette posture alimente parfaitement le vulgarisateur que je sais être de temps en temps pour aller toucher "le plus grand nombre".
Et quand je dis "fais-toi plaisir", en fait, je devrais dire "fais-moi plaisir".
Car si je comprends que certains puissent avoir des difficultés à te joindre là, en ce qui me concerne, si je ne savais t'y trouver, ma vulgarisation deviendrait une piètre comédie.
Jean-Guy
Bonjour,
RépondreSupprimerLa communication n'est hélas, le plus souvent, qu'un avatar du mensonge.
La parole simple et concise est perdue dans la logorrhée. Qu'il s'agisse de débats au kilomètre, de campagnes électorales, de ces réactions à chaud qui accompagnent tout événement majeur ou futile, tout est prétexte à un déversement où quelques propos pertinents sont noyés dans la bouillie. Le jeu médiatique veut que même de "beaux esprits" y cèdent.
Michel, n'écoutez pas les sirènes.
Quant aux mots n'y renonçons pas si "féodalité" est le bon, pourquoi ne pas l'utiliser ? Même s'il doit être expliqué. La pensée s'exerce sur les mots ; en acceptant l'appauvrissement du lexique nous acceptons l'appauvrissement de la pensée, ou sinon son appauvrissement, son alourdissement par la périphrase.
Ironie c'est au moment où pris dans la tourmente (économique, sociale) nous aurions besoin, face à la complexité, de poser les idées de les clarifier, tout semble nous tirer vers l'imprécision et la dissipation.
Merci de vos écrits
Thierry