mercredi 13 février 2013

Entretien avec L'Express

(Entretien avec Bruno Abescat, rédacteur en chef du service Économie, et Benjamin Masse-Stamberger, grand reporter à L'Express, publié dans le numéro du 20 février 2013 ).

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En 1953, la France comptait moins de 200 000 chômeurs, 1 % des ménages Français possédaient un téléviseur, un sur cinq une automobile, près de 30 % de la population travaillaient la terre… Parle-t-on encore du même pays ?

Oui, la France a changé en quelques décennies. On imagine mal aujourd’hui ce qu’était la vie dans un pays où le téléphone était rare et l’ordinateur inexistant, où nombre de logements demeuraient insalubres, où l’on utilisait la lessiveuse pour laver le linge.

Que s’est-il passé ?

Il faut remonter à la fin de la Seconde Guerre mondiale pour comprendre ces bouleversements. Le pays ayant été largement détruit, les Français ont d’abord voulu retrouver le niveau de vie d’avant-guerre. Cet objectif, qui semblait inaccessible, a été atteint dès 1948. Ils se sont alors donné pour but de rattraper le niveau de vie américain dont le cinéma montrait une image flatteuse. Les ventes d’automobiles, réfrigérateurs, téléviseurs et lave-linge ont explosé. Dès 1963, Carrefour a ouvert le premier hypermarché à Sainte-Geneviève-des-Bois, puis les grandes surfaces se sont multipliées.

Le Club Med a vu le jour aussi en 1950, la Fnac en 1954 et, l’année suivante, Renault a accordé la troisième semaine de congés payés…

L’essor des loisirs et du tourisme a en effet été un des marqueurs de cette époque, mais la principale rupture a été apportée par l’automobile. Il n’y a qu’à voir, pour s’en convaincre, la croissance du nombre annuel des morts sur la route : il culmine à 16 000 au début des années 1970. Il faudra attendre les années 1980, avec le lancement du TGV et la baisse du prix des voyages en avion, pour que les modes de transport rapides soient mis à la portée de tous.

La période de prospérité que vous décrivez, ce sont les fameuses Trente Glorieuses. Qu’est-ce qui les caractérise encore ?

L’exode rural s’est accéléré dans les années 1950. Non sans poser de sérieux problèmes avec, notamment, la crise du logement. La France connaît alors aussi un taux de croissance record de l’ordre de 5 à 6 % par an, mais c’est un rattrapage comme pour la Chine aujourd’hui : il s’agit d’imiter le premier de la classe, les États-Unis. Le niveau de vie américain est rejoint dans les années 1960 et alors la vacuité de la « société de consommation » déçoit. Cela suscite un désarroi : il faut trouver un nouveau but, inventer une autre société...

C’est-à-dire ?

Pendant et après la reconstruction, la France travaille beaucoup mais on s’ennuie ferme. Si tout le monde est sûr de trouver un emploi, la hiérarchie demeure pesante dans les usines et les bureaux. Le monde est gris, cela transparaît dans les films de l’époque. Dans les années 1920, l’industrie avait commencé à cultiver le design dans le sillage de l’école du Bauhaus mais, dans les années 1950, il a fait place à la fabrication de produits standards d’une qualité esthétique médiocre. Les architectes conçoivent alors des bâtiments fades et ternes censés encourager la mobilité géographique des ouvriers en offrant partout le même environnement ! La société devient en réalité très matérialiste. Georges Perec a décrit cette fascination pour les objets dans Les Choses, qui fait écho à Sinclair Lewis dont le héros, George F. Babbitt, n’a d’yeux que pour les objets qui lui donnent l’impression d’exister : sa maison, son automobile, l’aménagement de sa salle de bains... 1968 va remettre en question cette société et ces certitudes.

Après les Trente Glorieuses, la France est entrée dans une ère de crises, les Quarante Piteuses, dont on ne voit pas la fin…

En 1975, le prix du pétrole est devenu très volatil. Son envolée a introduit une incertitude dévastatrice dans les affaires, et déboussolé un appareil productif fondé sur les synergies entre la mécanique, la chimie et l’énergie. Un nouveau système a alors émergé, qui s’appuie sur l’informatique, la microélectronique et les réseaux. L’informatisation a d’abord été sommaire, mais elle a de plus en plus conduit à automatiser les tâches répétitives que demande la production. Comme personne ne s’en est immédiatement rendu compte, les dirigeants ont décidé au rebours de ce qu’il aurait fallu faire.

Par exemple ?

Alors qu’une économie informatisée pratique la diversification qualitative des produits, les entreprises ont continué de miser sur la fabrication massive de produits standards, et les consommateurs ont été incités à rechercher le prix le plus bas plutôt que le meilleur rapport qualité/prix. Alors que l’informatisation comporte des risques qui nécessitent une régulation attentive, l’État a fait confiance aux marchés et a déréglementé à tout-va - les télécoms, l’électricité, les chemins de fer...

Pourquoi la vogue néolibérale a-t-elle rencontré un tel succès ?

Plutôt que de chercher à comprendre et accompagner le mouvement, les dirigeants se sont réfugiés dans un dogmatisme rassurant. Pour nombre d’experts alors, « l’État n’est pas la solution mais le problème » : il doit lever les mains du volant et laisser faire. Cette vision est encore largement partagée aujourd’hui. Or, depuis Mazarin, l’État joue un rôle majeur dans l’identité française : dans notre République, il définit les règles du jeu des institutions et il doit veiller à ce qu’elles remplissent effectivement leur mission.

Impossible de revenir sur ces décennies sans évoquer la mondialisation des échanges…

Voilà encore une conséquence de l’informatisation. Sans l’informatique, la logistique des containers, automatisée, n’aurait pas pu se développer. L’ubiquité que procure l’ordinateur en réseau, combinée à une conception simpliste du libre-échange, a favorisé l’émergence de pays comme la Chine en permettant aux multinationales de passer leurs commandes à distance et en temps réel.

Non sans effets pervers !

La délocalisation de la production vers des pays à bas salaire a en effet permis à certaines grandes entreprises de retarder l’effort de réorganisation qu’exige l’automatisation des tâches répétitives. Cette solution paresseuse leur a fait prendre un retard qu’elles paieront cher.

En vous écoutant, on devine que cette longue période est d’abord marquée par une rupture technologique : l’informatisation et les réseaux. En quoi consiste exactement cette « iconomie », comme vous l’appelez ?

L’iconomie, c’est la troisième révolution industrielle : elle repose sur la généralisation de l’informatisation. Comme, avant elle, la mécanisation ou l’électricité, elle modifie le rapport de l’être humain avec son environnement naturel, elle modifie la nature elle-même. Tout le système productif en est transformé : les produits, la façon de les fabriquer et de les commercialiser, l’organisation des responsabilités, la relation avec les clients, fournisseurs et partenaires. C’est comme si nous découvrions la faune et la flore d’un nouveau continent : il nous faut apprendre à distinguer ce qui est comestible de ce qui est empoisonné.

Et plus concrètement...

Les tâches répétitives étant prises en charge par des automates, l’emploi est consacré aux tâches qui demandent discernement et initiative. Il ne s’agit plus de « main d’œuvre » mais de « cerveau d’œuvre ». Les entreprises qui réussissent dans l’iconomie sont celles qui donnent une large place à l’initiative de leurs salariés. Ce n’est pas une économie de la concurrence pure et parfaite : les entreprises doivent conquérir un monopole pour répondre à un besoin spécifique des consommateurs. Voyez la guerre que se livrent les fabricants de smartphones. C’est, enfin, une « économie du risque maximum », qui nécessite de lourds investissements en amont de la production. Une nouvelle version de Windows, par exemple, coûte une dizaine de milliards de dollars.

Dans cette révolution en marche, quels sont les grands bouleversements à venir ?

On ne peut pas prévoir exactement les innovations qu’un nouveau système technique apportera. Faraday, qui savait tout sur l’électricité, est mort en 1867 sans avoir pu prévoir le moteur électrique (1873), la lampe électrique (1879), le téléphone (1877), ni moins encore leurs conséquences économiques et anthropologiques. Ceci dit, l’horizon à dix ans paraît à peu près balisé car certaines techniques sont mûres. Ainsi, notre santé sera assistée par le réseau de prothèses qui équipera notre corps. Nous pourrons commander nos appareils domestiques et, aussi, enregistrer, classer et retrouver certaines de nos conversations sur le cloud. A titre indicatif, l’ensemble de celles qu’un être humain peut avoir durant sa vie, tient sur un DVD...

C’est Big Brother !

Cela pose de sérieuses questions de sécurité et de confidentialité, c’est vrai, mais ces dangers ne sont pas insurmontables pour peu que l’on en soit conscient. L’Internet des objets permet de connaître les propriétés d’un objet doté d’une simple puce : cette avancée aura des implications pour la logistique, la gestion des stocks et la traçabilité des produits. L’impression 3D, encore, va permettre de produire, à partir de leur modélisation informatique, des biens physiques à la fois très légers et très solides, à l’image des os des oiseaux. Cela ouvre des perspectives pour l’aéronautique, l’automobile, la construction navale...

Vous dites que la main d’œuvre va être remplacée par le “cerveau d’œuvre”. Mais quid de tous les emplois supprimés par la même occasion ?

Nous sommes dans une période de transition pénible. Faire accomplir des tâches répétitives et aliénantes par un robot plutôt que par un être humain, n’est-ce pas, cependant, un progrès ? Lorsque tous les acteurs se seront adaptés, le plein-emploi s’instaurera comme dans toute économie parvenue à l’équilibre. Il résidera pour l’essentiel dans la conception, la diversification qualitative des produits et dans les services inhérents.

Pourtant, cette informatisation a commencé il y a plus de trois décennies pendant lesquelles le chômage a explosé. Comment être sûr qu’il y a bien de la lumière au bout du tunnel ?

En 1800, les deux-tiers de la population active travaillaient dans l’agriculture : pour que trois personnes puissent se nourrir il fallait que deux d’entre elles soient des paysans. Si on leur avait dit que les agriculteurs ne représenteraient que 3 % de la population active, en 2000, elles ne l’auraient pas cru. Il ne faut donc pas se laisser impressionner par des impossibilités que l’évolution surmontera, ni s’égarer dans des impasses. Le plein-emploi et l’équilibre des échanges commerciaux ne seront pas atteints en faisant de nos entreprises des garderies de salariés : il faut plutôt multiplier le nombre des sociétés et encourager leur croissance, ce qui implique de taxer la consommation plutôt que le travail productif.

La France est-elle mal partie ?

Elle prend de plus en plus de retard. Notre pays est la cinquième puissance économique en termes de produit intérieur brut mais il se classe aux alentours de la vingtième place en termes d’informatisation. Il faut que nous montions dans le train maintenant si nous ne voulons pas être déclassés. La Chine représentait au XIXe siècle un tiers de la richesse mondiale, mais, fière de sa supériorité culturelle, elle a refusé le tournant de la mécanisation et de l’industrialisation. Résultat : les obus des Chinois tombaient dans la mer pendant que les navires anglais les bombardaient. Comme l’a dit un inspecteur dans son rapport à l’Empereur : « Nos lettrés ignorent la portée des canons » ! C’est un peu notre cas...

Pouvons-nous encore rattraper notre retard ?

Si nous savons nous y prendre, la France pourra, en dix ans, rejoindre le premier rang parmi les nations. Notre population est, quoi que l’on dise, d’un haut niveau culturel. Les Français sont des gens très fins et la qualité de notre artisanat témoigne de leur goût pour la belle ouvrage : ils aiment à relever les défis qui font appel à leur débrouillardise. Dans une économie où il s’agit d’innovation, de design, de finesse dans les rapports humains, nous disposons donc d’un avantage compétitif mais il faudra identifier et promouvoir les véritables entrepreneurs, et limoger les prédateurs et les mondains qui usurpent la fonction de dirigeant dans trop de nos grandes entreprises.

A quoi ressemblera le monde de demain ?

L’alliance entre le cerveau et l’automate fait naître un monde inédit qui va se déployer jusque dans ses ultimes conséquences. La mécanisation a fait émerger au XIXe siècle la ville moderne, la lutte des classes, l’impérialisme, le colonialisme, puis les guerres industrielles et la barbarie totalitaire. Cette période a vu aussi le développement de l’hygiène, l’augmentation de la durée de vie et une amélioration des conditions matérielles. L’émergence de l’iconomie, nous confrontant à des possibilités et à des dangers d’une ampleur comparable, bouleversera elle aussi toutes les dimensions de l’anthropologie : économie, sociologie, culture... Elle nous confrontera à des choix qui exigent une extrême lucidité.

6 commentaires:

  1. Sans que ce soit vraiment nouveau, globalement d'accord. Deux observations :
    1)sur "il nous faut apprendre à distinguer ce qui est comestible de ce qui est empoisonné."
    Ce n'est pas suffisant. Car les structures de société basées sur ces technologies sont d'une fragilité effrayante, à l'aube d'une vraie troisième guerre mondiale. Tout n'est pas si évident dans les laboratoires militaires:
    ce qui est très comestible maintenant peu se révéler un sérieux poison demain.

    2) "Si nous savons nous y prendre, la France pourra... " : "nous" ? des noms !, des noms ! :>)



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    1. "Nous", c'est "nous autres les Français" : consommateurs, chefs d'entreprises, salariés, dirigeants politiques, simples citoyens... tous et pêle-mêle.

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  2. Dommage de ne pas avoir touché un mot des défis écologiques (au sens large: énergétiques, climatiques, préservation de la biodiversité, ...).

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  3. Depuis la rédaction de mon message précédent (sur les défis écologiques), je me suis rendu compte que vous aviez rédigé un post sur ce problème (le 07 mars dernier, à propos d'un autre entretien). Même si mon commentaire reste vrai dans le cas de votre entretien avec l'Express, j'ai donc réagi un peu trop vite. Désolé. Néanmoins, un lien vers le post du 7 mars pourrait être utile.

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  4. Merci beaucoup pour cet article sur l'évolution de la France depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale. La France a beaucoup évolué depuis des décennies et elle va encore continué à évoluer.

    Cordialement

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