Quelle que soit l'échelle à laquelle on les considère, les fractales ont le même degré de complexité. C'est par exemple le cas de la côte de la Bretagne : quelle que soit l'échelle de la carte, elle est aussi déchiquetée. Grossir le détail d'une fractale fait apparaître un dessin analogue à celui de l'ensemble.
L'examen d'un objet naturel – qu'il s'agisse de l'univers entier ou d'un grain de poussière – fait lui aussi apparaître, quand on change d'échelle, une succession de vues de même complexité mais contrairement aux fractales elles ne sont pas analogues.
La géométrie du Cosmos est non-euclidienne (courbure de l'espace). A l'échelle de notre expérience quotidienne, la géométrie est euclidienne. Nous trouvons dans le grain de poussière des amas de molécules. Plus loin nous rencontrerons des atomes, puis les ondes probabilistes de la mécanique quantique. Plus loin encore les particules apparaissent. Nous pourrions continuer, nous aurions pu aussi sélectionner d'autres échelles...
Dans le moindre détail de la nature se rencontre ainsi, comme dans une fractale, une complexité équivalente à celle de l'ensemble. Cependant chacune des échelles obéit à une géométrie qui lui est particulière. A la complexité de la fractale s'ajoute ainsi un autre type de complexité. La nature, essentiellement complexe, est « ultra-fractale ».
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L'examen du moindre objet physique – votre main, un crayon, un grain de poussière – ne pourra jamais venir à bout d'une description détaillée. Il y a là de quoi désespérer ceux dont seule une connaissance absolue peut combler la soif de savoir, mais la « connaissance absolue » est un mirage formé de mots qu'il ne convenait pas de juxtaposer.
Le destin de chaque être humain est le théâtre à la fois comique et tragique de la dialectique entre le monde des valeurs qui animent ses intentions et le monde ultra-fractal de la nature (physique, humaine et sociale). Cette dialectique, c'est l'action.
Pour agir il n'a nul besoin d'une connaissance absolue : il n'a besoin que d'une connaissance pertinente, c'est-à-dire adéquate à l'action qu'il a l'intention de réaliser. Cette connaissance sera toujours simple en regard de la complexité de la nature, car formulée selon un nombre fini de concepts.
Les concepts nécessaires à la conduite automobile – repérage des obstacles et signaux, anticipation du comportement des autres conducteurs – sélectionnent par exemple, dans la complexité du spectacle visuel, un nombre fini de phénomènes.
Il en est de même pour toutes nos actions : la pensée explicite est toujours simple et il est préférable de réserver à la nature l'adjectif « complexe » (l'expression « pensée complexe » chère à Edgar Morin est alors un oxymore), même si une pensée peut être compliquée en ce sens que son acquisition exige un long apprentissage. Par contre le processus de l'élaboration de la pensée, qui appartient comme le cerveau au monde de la nature, est complexe.
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Le contraste entre la simplicité de la pensée et la complexité de la nature invite à postuler que cette complexité est illimitée (c'est-à-dire non seulement infinie comme l'est une droite, mais sans aucune limite). Cette hypothèse est un axiome car on ne peut ni la démontrer, ni démontrer son contraire.
Cet axiome a pour conséquence que toute théorie mathématique, c'est-à-dire tout édifice logique fondé sur une batterie non contradictoire d'axiomes, est le modèle d'un phénomène appartenant au monde de la nature : si ce n'était pas le cas, cette théorie serait en effet une limite pour la complexité de la nature. C'est ainsi que les géométries non euclidiennes, créées comme un exercice de pure logique, ont par la suite procuré son modèle à la géométrie du Cosmos.
Il se peut qu'une théorie mathématique attende longtemps ou même ne rencontre jamais le phénomène qu'elle modélise, car tant qu'aucune expérience ne l'a révélé il reste enfoui dans la complexité de la nature : mais on est sûr qu'il existe. Cela confère aux mathématiques un réalisme radical, alors même qu'elles sont purement mentales. Sous une réserve évidente cependant : si toute théorie mathématique modélise un phénomène naturel, aucune ne les modélise tous. Il en résulte que l'ambition d'une « théorie du Tout », en physique, est un mirage.
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