Mais que faire lorsque la porte reste fermée, lorsqu'aucune partie de l'œuvre n'émet la moindre lumière ? Eh bien il faut alors oser dire que l'on n'y comprend rien et que peut-être cela ne vaut pas grand-chose.
C'est ainsi que je rejette les textes de philosophie qui procèdent par association d'idées, les textes de mathématiques où des tautologies tiennent lieu de définition, et si une œuvre d'art ne me dit rien, c'est parce qu'elle n'a sans doute rien à dire.
Je dis « sans doute » par politesse envers ceux qui l'admirent mais leur admiration me semble douteuse. Je soupçonne certains philosophes, architectes, écrivains et artistes célèbres, dont la cote atteint les sommets, d'être des farceurs qui auront su habilement gérer leur notoriété. D'autres par contre me parlent alors qu'ils sont peu connus et parfois d'abord austère. C'est avec ceux-là que je vis.
* *
Comment se fait-il donc que tant de gens disent comprendre ce que je ne comprends pas, et méprisent ce que j'aime ? Je crains qu'ils ne fassent confiance à la réputation. J'ai contrarié ceux qui respectent un homme célèbre lorsque j'ai dit que Michel Serres avait écrit des sottises dans Petite poucette : mais enfin ces sottises étaient écrites, il suffisait de les lire pour se faire une opinion indépendante de la renommée.
Beaucoup de gens semblent croire que la population se divise en deux parties : les gens cultivés vivraient dans un monde où se partagent de confiance les mêmes admirations et les mêmes mépris. Les autres seraient des incultes qui ne savent apprécier que le kitsch.
Celui qui ne cherche que le plaisir, fût-ce celui que donnent des œuvres austères mais profondes, va alors scandaliser.
Mais si l'on aime le Don Juan de Mozart et les Concertos brandebourgeois de Bach, pourquoi ne serait-on pas libre de dire que la musique du premier et les cantates du second sont souvent ennuyeuses ? Si l'on aime Cézanne et Klee, pourquoi n'aurait-on pas le droit de détester les toiles de Soulages ? Si l'on aime Proust et Saint-Simon, pourquoi ne pourrait-on pas détester Houellebecq ? Si l'on aime ce que fait Buren, pourquoi ne pourrait-on pas détester l'architecture de Beaubourg ? Si l'on aime Jules Vuillemin et Jacques Bouveresse, pourquoi ne pourrait-on pas détester Deleuze et Derrida ? Je partage la critique que Sokal et Bricmont avait adressée à ces derniers (voir le commentaire de Bouveresse).
Pour pouvoir assimiler un texte philosophique il faut le lire soigneusement, lentement, puis méditer ce que l'on a lu et ensuite y revenir. Si je vois que le texte procède par association d'idées, métaphores et allusions, tous procédés qui incitent l'imagination à divaguer, je maudis le farceur et laisse tomber son ouvrage.
Mais je me demande comment font ceux qui disent comprendre ces textes incompréhensibles.
La vie est trop courte, notre rencontre avec le monde de la pensée et avec le monde de la nature est trop brève pour que nous perdions notre temps en simagrées. Si la culture, la philosophie, la science et l'art sont nutritifs, c'est à condition de se les approprier en s'affranchissant de la sociologie de l'« élite » culturelle qui les parasite.
Il n'existe pas d'autre guide, pour progresser, que le bon sens que cette « élite » méprise tant, que la droiture persévérante du jugement, que le flair d'abord maladroit puis de plus en plus exact qui se forme par la recherche intime du plaisir.