samedi 9 décembre 2017

L’utilité des modèles irréalistes

(Ce texte s'appuie sur « Le rapport entre la pensée et ses objets »)

L’économiste qui présente un modèle entend souvent la critique suivante : « ton modèle est trop schématique, il ne rend pas un compte exact de la réalité ». Cette critique n’est pas pertinente car aucune représentation, aucune pensée, ne peuvent « rendre un compte exact de la réalité » : elles sont donc inévitablement schématiques.

Exiger d'un modèle qu'il soit « réaliste » ou « objectif » (au sens de « reproduction exacte de l’objet dans la pensée »), c'est ignorer la complexité de chacun des êtres qui nous entourent et, a fortiori, celle du monde qu’ils composent.

Par contre on peut (et on doit) chercher quelle situation le modélisateur a voulu schématiser, à quelle intention il a voulu répondre1. Cette démarche est la seule qui permette d’évaluer un modèle : on peut discuter le choix de la situation, la justesse de l’intention et, une fois admises la situation et l’intention, évaluer l’habileté du modélisateur et l’élégance du schématisme2.

Considérons par exemple le modèle de l’iconomie, conçu dans l’intention de représenter une économie numérique par hypothèse efficace.

La situation qu’il considère est donc celle d’une société numérique qu’il extrapole en supposant l’informatisation poussée à l’extrême et, en outre, parvenue à l'efficacité.

Ce modèle n’est pas réaliste car l’économie actuelle n’est pas une économie numérique efficace (pensons aux défauts que présentent les systèmes d’information des entreprises). Il ne procure pas non plus une prévision, car rien ne garantit que l’économie numérique parviendra dans le futur à l’efficacité.

Par contre il met en lumière les contraintes que l’informatisation impose et fait ainsi apparaître les conditions nécessaires de l’efficacité (et de l’efficience) dans une économie numérique.

Il ne suffit pas qu’une entreprise respecte ces conditions pour être efficace, il faut aussi que les mille décisions de détail que nécessite la gestion quotidienne soient judicieuses. Cependant il est certain qu’une entreprise qui ne respecte pas les conditions nécessaires de l’efficacité sera inefficace.

Le modèle de l’iconomie permet ainsi d’évaluer ce qui sépare l’économie actuelle de l’efficacité, de proposer un diagnostic et aussi une prescription qui suggère une orientation aux dirigeants des entreprises et de l’État.

Comme nous aimerions que ce modèle fût discuté, en dehors du cercle des « iconomistes », par d’autres personnes compétentes !

Il le serait assurément si ses auteurs étaient des universitaires américains publiant dans les « bonnes revues », mais ces auteurs ne sont ni universitaires, ni américains, et ils ne se soucient pas de publier dans des « revues à comité de lecture ».

La plupart des économistes ignorent délibérément les conditions nécessaires de l’efficacité dans une société numérique. Ils préfèrent répéter, comme les médecins de Molière dans le Malade imaginaire, une prescription censée répondre à tout :

Perfect competition,
Free trade,
And shareholder value creation.


Ils ne tiennent aucun compte de la situation particulière à laquelle ont été confrontés David Ricardo, Léon Walras et Milton Friedman, ainsi que de l'intention qui les a animés.

(Voir « Valeurs, métaphysique et mythes »).

____
1 Dani Rodrik, Peut-on faire confiance aux économistes ?, De Boeck, 2017.
2 Daniel Fixari, « Le calcul économique, ou de l’utilisation des modèles irréalistes », Annales des Mines, avril 1977.

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