J’ai eu avec lui de fréquentes conversations. Il m’envoyait un message, nous nous rencontrions à la gare du Nord et allions déjeuner dans un petit restaurant de la rue du Faubourg Saint-Denis. Ce qui l’intéressait alors relevait moins de sa spécialité, la théorie informatique, que du phénomène de l’informatisation.
Comme nombre de théoriciens Maurice n’avait jusqu’alors jamais accordé d’attention aux systèmes d’information, ces êtres hybrides et complexes qui, insérant l’informatique dans une institution, y rencontrent les exigences simultanées de la logique, de la physique et de la sociologie. Il était assez modeste pour dire « c'est intéressant, je n’y connais rien ».
Il cherchait à élucider la relation entre l’informatique et le cerveau humain, l’action humaine, s’interrogeant par exemple sur la façon dont de petits enfants, prenant conscience du monde, apprennent à se servir des objets de la vie quotidienne :
« Les mathématiciens croient avoir l'exclusivité de l'abstraction, a-t-il ainsi écrit, mais toute connaissance est abstraction : le bambin qui comprend qu'un verre est un récipient fait pour que l'on puisse boire, et aussi que le verre est un matériau transparent et fragile, fait deux abstractions semblables, dans leur principe, à celles que nécessite l’acquisition des notions de nombre ou de carré. »L’un des résultats de nos conversations a été l’article « Enjeux de l'enseignement de l'informatique » dans Terminal, n° 113-114, 21 décembre 2013.
L’informatisation lui apparaissait dans son ampleur et sa profondeur, avec les transformations qu’elle apporte dans le rapport avec la nature, l’exercice de la pensée, la représentation du monde, la conduite de l’action, l’organisation des institutions, la sociologie des spécialités et des pouvoirs.
Il constatait cependant que « l’informatique en tant que science n’a pas droit de cité dans l'enseignement secondaire et elle est fort mal traitée dans la plupart des écoles d’ingénieurs. N'est-ce pas aberrant ? ». En réponse, il a proposé un enseignement de l’informatique qui remettait en cause les principes de notre système éducatif, conçus à l’époque de la mécanisation triomphante :
« L'enjeu n'est pas seulement de former nos enfants à l'informatique pour répondre aux besoins du système productif, ni même de leur donner la formation qui leur permettra, devenus des citoyens, de comprendre le monde dans lequel ils vivent. Il s'agit aussi de restaurer la place de la démarche scientifique, qui est création et activité, et non contemplation passive d'un Vrai intemporel. »Ses collègues académiciens peinaient à entendre une réflexion dont l’envergure s’étend depuis l’acquisition des connaissances et des pratiques par le petit enfant, jusqu'à l’insertion de la science dans la société : Maurice Nivat n’a donc pas été vraiment écouté. Il le sera dans quelques années, lorsque les blocages institutionnels se seront desserrés.
M Volle,
RépondreSupprimerVos articles sont forts intéressants. Sur le sujet de cet article, un langage informatique, SCRATCH, se diffuse massivement, et permet de dépasser les limites évoquées.
D'un point de vue plus général, il me paraîtrait pertinent d'abandonner une représentation urbanistique des SI. Mon expérience des SI est celle d'une forêt étrange, où chaque arbre (application) grandit, avec au fur et à mesure, des nécessités de connexions à d'autres arbres. Jardin à la française versus jardin à l'anglaise, en tout cas mon expérience m'incite à penser que les SI sont des jardins à l'anglaise.
Très cordialement,
Charles Meurer