vendredi 30 mars 2018

Il faut considérer la situation présente

Chacun est habitué au monde qui l’entoure. La plupart de nos actions obéissent à des réflexes et nous réservons notre attention, notre réflexion, aux circonstances accidentelles ou exceptionnelles qui nous contraignent à sortir un instant de nos habitudes.

Mais voici que nous arrivons dans une ville inconnue d’un pays étranger. Nous chercherons pendant quelques jours des repères, jusqu’à ce que le nouvel environnement nous devienne assez familier pour que nous puissions y agir de façon réflexe.

Les choses se passent de la même façon, toutes proportions gardées, lorsqu’une société connaît une « révolution industrielle ». La société française de l’ancien régime, essentiellement agricole, obéissait à des traditions qui semblaient éternelles : et voici qu’arrive la mécanisation avec à sa suite les usines, l’urbanisation, la conquête du pouvoir politique par la bourgeoisie, etc.

La société industrielle s’appuyait sur la mécanique, la chimie et l’énergie : et voici qu’arrive le numérique qui, lui, s’appuie sur la microélectronique, le logiciel et l’Internet, avec à sa suite des nouveaux produits, de nouvelles formes du travail, de l’organisation, de la concurrence.

Des entreprises d’une nature inédite poussent comme des champignons et se hissent au premier rang, d’où elles chassent celles qui étaient naguère les plus puissantes. Il en est de même pour les nations dans l’arène de la géopolitique.

Situation et circonstances

Qu’il s’agisse de notre vie personnelle ou de celle des sociétés, une situation historique détermine les possibilités et les dangers auxquels l’action doit répondre. La situation d’une nation est déterminée par la géographie et la fertilité de son territoire, par son patrimoine, par la taille de sa population active, enfin par les techniques que cette population maîtrise.

Des circonstances altèrent de façon passagère la stabilité de cette situation : une maladie change notre vie quotidienne, une guerre dérange la société. Une fois la crise passée l’une comme l’autre reprennent leur cours.

Il ne convient pas de dire que « tout change en permanence » car s’il est vrai que la situation est traversée par une évolution et, en outre, parfois bousculée par des circonstances, il est vrai aussi que l’action productive s’appuie sur un système technique1 et que celui-ci reste le même jusqu’à ce qu’une « révolution industrielle » lui en substitue un autre : alors la situation change et il faut trouver de nouveaux repères, construire de nouveaux réflexes.

C’est l’affaire de deux ou trois jours quand nous arrivons dans une nouvelle ville mais les choses sont plus compliquées après une « révolution industrielle ». Ce qui, dans une société, correspond aux habitudes et réflexes de la vie personnelle, ce sont des traditions, lois et institutions qui ne se laissent pas transformer en quelques jours.

C’est alors qu’intervient le théoricien dont Adam Smith fut l’éminent exemple : son intuition embrasse la situation nouvelle et constate l’inadéquation des traditions, lois et institutions héritées de la situation antérieure. Il s’efforce alors, pour penser la nouvelle situation, de s’émanciper de la tradition et dégager les principes qui, orientant les acteurs vers l’action judicieuse, les aideront à définir des lois et des institutions pertinentes.

Cette situation est cependant d’une extrême complexité car elle se manifeste dans toutes les dimensions de la vie en société : pour pouvoir la penser il faut donc la simplifier, bâtir un modèle à partir d’hypothèses qui la schématisent. Ce modèle sera fécond s’il retient les traits essentiels de la situation : une bonne caricature révèle le caractère d’une personne mieux que ne pourrait le faire une photographie.

Ensuite le théoricien fait comme si la situation était conforme à son modèle : les hypothèses sont autant d’axiomes dont il déduit des résultats. La théorie néo-classique de la société industrielle s’est ainsi appuyée sur des hypothèses concernant la fonction de production des entreprises, la demande des consommateurs et l’organisation des échanges, et elle en a déduit l’optimalité de la concurrence parfaite et de la tarification au coût marginal.

La validité de ces résultats est cependant suspendue à celle des hypothèses et celles-ci ne peuvent être retenues comme axiomes que dans la mesure où elles schématisent raisonnablement la situation. Il faut savoir changer d’axiomes si la situation change au point que les hypothèses antérieures ne lui correspondent plus : la géométrie euclidienne, pertinente à l’échelle de la vie quotidienne, ne convient pas à l’échelle du Cosmos.

Il faut aussi savoir tenir compte des circonstances. Les théoriciens savent que les détails dont leur modèle fait abstraction peuvent parfois prendre une importance qui contraint les acteurs à s’émanciper des habitudes et réflexes que le modèle autorise : la société la plus libérale devient dirigiste en temps de guerre.

Doctrine

Les résultats d’une théorie se condensent en un petit nombre de règles et risquent, si l’on oublie le caractère hypothétique de ses axiomes, de se fossiliser en une doctrine. La doctrine ne s’interroge pas sur la pertinence des hypothèses car elle ne remonte pas le cours des raisonnements qui ont abouti aux résultats : elle les accepte tels quels comme autant de « lois ».

Alors que la théorie schématise une situation en faisant abstraction de ses détails, la doctrine schématise la théorie en faisant abstraction de son caractère hypothétique comme de la situation historique à laquelle elle répondait. Elle affirme ainsi aujourd’hui l’efficacité de la concurrence parfaite, du libre échange, de la tarification au coût marginal, tous résultats qui ont pu être pertinents dans l’économie industrielle mais doivent être réévalués dans l’économie numérique.

Une doctrine s’enseigne et se transmet plus commodément qu’une théorie car il est plus facile d’affirmer des « vérités » que d’évaluer des hypothèses : enseigner la doctrine est donc pour les pédagogues à la fois une solution de facilité et une tentation. Elle se grave dans la mémoire des étudiants qui, devenus plus tard des acteurs de l’économie, se référeront à elle pour concevoir des lois, bâtir des institutions, diriger des entreprises.

Ceux qui tentent de construire la théorie adéquate à une nouvelle situation sont confrontés à la doctrine qui schématise la théorie de la situation antérieure, ainsi qu'au poids des institutions qui se sont moulées dans cette doctrine. Nombreuses sont d'ailleurs les personnes qui, n’ayant jamais entrevu ce qu’a pu être l’effort créateur des théoriciens du passé, sont incapables de reconnaître ce même effort lorsqu'il est le fait d’un contemporain.

Iconomie

L’institut de l’iconomie2 a bâti une théorie qui répond à la situation historique présente, celle d’une économie et d’une société numériques. Il a nommé « iconomie » le modèle d’une société numérique qui serait par hypothèse efficace. Ce modèle fait apparaître les conditions nécessaires de l’efficacité et cela fournit une grille pour évaluer les entreprises, les institutions et les politiques économiques actuelles.

Son point de départ est le constat d’un fait : dans l’économie numérique le rendement d’échelle de la production est croissant. Il explore donc un monde dans lequel le coût marginal de la production serait négligeable et où les marchés obéiraient au régime de la concurrence monopolistique (cf. le chapitre « Éléments de théorie iconomique » dans L’intelligence iconomique, De Boeck, 2015).

Comme tout modèle celui-ci est proposé au discernement des économistes : ils sont invités à évaluer la pertinence des hypothèses, l’exactitude des déductions, l’intérêt des résultats. Le fait est cependant que pour le moment ils ne se sont guère intéressés à l’iconomie. Cela peut s’expliquer par plusieurs raisons :
  • D’abord ce modèle leur paraît trop simple. L’essentiel de ses résultats découle de l’hypothèse de croissance du rendement d’échelle, et il leur semble invraisemblable que l’on puisse déduire d'une telle hypothèse l'essentiel des phénomènes qui se manifestent dans l’économie numérique.
  • Puis cette hypothèse elle-même est dérangeante car elle nie l’axiome fondamental de la théorie de l’équilibre général. On ne renonce pas aisément à une aussi belle construction intellectuelle, et moins encore à la doctrine dans laquelle elle s’est fossilisée.
  • Enfin chaque économiste est sensible au jugement que porte sur lui sa corporation : la question « que va-t-on penser de moi ? » préoccupe celui qui rédige un article destiné à une revue à comité de lecture, et fait passer au second plan le souci de la situation présente.
Tout cela n’est pas sans conséquences. Les régulateurs par exemple croient voir dans la concurrence pure la seule recette de l’efficacité : s’ils écoutaient les leçons de l’iconomie ils se donneraient plutôt pour mission de réguler la durée des monopoles temporaires.

L’iconomie invite aussi à considérer l’intimité des entreprises : l'efficacité exige une délégation de légitimité qui rompt avec l’organisation hiérarchique. Mais les économistes, dans leur majorité, abandonnent cette intimité aux sciences de la gestion. Nombre d’entre eux ignorent d’ailleurs ce qu’est l’activité mentale de l’entrepreneur et croient, comme le fait Jean Tirole3, que celui qui dirige une entreprise est l’agent des actionnaires.

Les membres de l’institut de l’iconomie ont le sentiment ambivalent d’être des privilégiés : leur familiarité avec l’iconomie les place comme sur un balcon d’où ils peuvent voir, interpréter et comprendre l’intelligence artificielle, les plates-formes, les marchés biface, les services, la robotisation, etc.

Ils constatent aussi l’inefficacité des institutions qui conservent une organisation hiérarchique, des entreprises qui négligent la qualité de leur système d’information, des politiques qu’inspire le discours superficiel de certains essayistes.

Ils aimeraient partager leur privilège : il suffirait que quelques économistes acceptent de devenir un tant soit peu des « iconomistes »...
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1 Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, coll. La Pléiade, 1978.
2 Principales publications : Christian Saint-Etienne, L’iconomie : pour sortir de la crise, Odile Jacob, 2013 ; Michel Volle, iconomie, Economica, 2014 ; Claude Rochet et Michel Volle, L’intelligence iconomique, De Boeck, 2015 ; Vincent Lorphelin, La République des entrepreneurs, Fondapol, 2017.
3 « Dans un souci de concision, nous supposons que les investisseurs ont formellement le pouvoir de décision » (Jean Tirole, Économie du bien commun, PUF, 2016, p. 244).

2 commentaires:

  1. Merci, cher Michel!
    Pertinent, comme toujours.
    Connais-tu le blog de Philippe Silberzahn? Vous avez je pense des points en commun..
    https://philippesilberzahn.com/2018/03/26/votre-entreprise-pas-besoin-de-vision/

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    1. Je ne connaissais pas ce blog. Contrairement à ce que dit Philippe Silberzahn, une entreprise a besoin d'une vision partagée. Certes, une telle vision ne se décrète pas, mais celui qui dirige l'entreprise doit pourtant la faire rayonner.

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