lundi 24 septembre 2018

Apport de l'informatique à la philosophie

L'informatique est un terrain d’expérimentation philosophique : elle étend en effet la démarche expérimentale, conçue pour explorer le monde de la nature, à l'exploration du monde de la pensée lui-même.

A l’origine de nos systèmes d’information se trouvent trois abstractions :
  • choisir, parmi les êtres que le monde comporte, ceux qui seront identifiés dans la base de données : cela revient à faire abstraction des êtres qui ne seront pas identifiés ;
  • choisir, parmi les attributs que l’on peut observer sur un être que l'on a identifié, ceux que l'on retient pour le décrire dans la base de données : cela revient à faire abstraction des attributs qui ne seront pas observés ;
  • choisir, parmi les vues que l’on peut définir sur la base de données, celles qui seront proposées à tel segment d’utilisateurs : cela revient à faire abstraction des vues qui ne seront pas proposées.
Construire un système d’information requiert donc une pratique de l’abstraction qui met quotidiennement et familièrement en œuvre, et à l’épreuve, les catégories de la pensée. Cela requiert aussi de représenter, lorsque l’on modélise un cycle de vie, le fait qu’un être conserve son identité et reste donc le même tout en se transformant : complétant l’abstraction par des hypothèses sur la causalité, c’est là une pratique de la théorie. Les abstractions, les théories requises par le système d’information sont au service de l’action de l’entreprise sur la nature : ces pratiques ont donc elles-mêmes une fonction pratique.

Le système d’information permet ainsi d’observer in vivo l’articulation entre la pensée et l’action. Il met en scène les démarches de l’abstraction et de la théorie, chaque fois dans un contexte économique, historique et sociologique particulier. Articulant enfin l'automate au travail de l'être humain, il invite à explorer leur complémentarité.

Je ne sais que penser de ceux qui méprisent un tel terrain d’expérimentation en disant « c’est de la technique ». Qu’ils prennent garde à ne pas faire comme ces théologiens qui, au XVIIe siècle, ont refusé de regarder dans la lunette que leur proposait Galilée : cela ne pouvait rien leur apprendre, disaient-ils, puisque tout est déjà dans Aristote et saint Thomas1. Si aujourd’hui un philosophe estime que l’informatique ne peut rien lui apprendre, est-ce parce qu’il croit que tout est déjà dans les auteurs du programme canonique, qu'il s'agisse de Platon ou de Kant, Hegel, Heidegger, Wittgenstein et autres Derrida ?

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Nous avons hérité des Grecs une pensée lumineuse, mère de la philosophie et des mathématiques. La clarté qu’elle projette sur le monde a repoussé tout ce qui n’était pas pensable vers l’obscurité du mythe.

Mais il se peut que cette clarté nous aveugle. D’autres pensées, moins solidement bâties peut-être mais qui n’ambitionnaient pas avant tout la solidité, apportent à la pensée grecque des compléments et des correctifs précieux.

I - A l’origine de la pensée occidentale : l’Être

Il n’est pas aisé de distinguer, dans nos perceptions, ce qui reflète authentiquement le réel de ce qui n’est qu’apparence ; ni de distinguer, dans notre pensée, l’image de la réalité de ce qui n’est qu’imaginaire ; ni encore de distinguer, parmi les faits et les êtres, ce qui existe de ce qui n’est que simplement possible.

Il n’est donc pas surprenant que les Grecs, qui les premiers exploraient le monde de la pensée et qui étaient épris de clarté, aient voulu répondre à la question « qu’est-ce qui est vraiment ? » ou, de façon équivalente malgré la différence de formulation, « qu’est-ce que l’être ? ».

A cette question, Parménide (VIe-Ve siècles) a répondu de façon décisive : une même chose ne peut pas à la fois être et cesser d’être, car ce serait contradictoire. L’être est donc nécessairement immuable. Il en a donné une image suggestive, celle d’une sphère homogène et immobile.

Platon (427-348) est parti de la même intuition : l’être est immuable. Mais il l’a libérée de l’image physique à laquelle Parménide avait eu recours et il a délimité avec précision ce qui seul est immuable : ce sont les Idées, ou concepts, qui peuplent le monde de la pensée. Et il est vrai que les concepts de cercle, de triangle, de nombre premier etc. sont immuables : si l’on peut définir chacun d'entre eux de plusieurs façons, ses diverses définitions sont équivalentes et donc, à l'équivalence près, identiques.

Cependant si seuls les concepts possèdent l’être, si seul est réel ce qui est immuable et susceptible d’être défini, ni vous ni moi ne sommes réels puisque nous sommes nés un jour, que nous ne cessons d’évoluer, qu’un jour nous mourrons et qu’il serait vain de tenter de nous définir. Platon, parfaitement cohérent, refuse de dire que nous sommes réels : les êtres humains, les animaux, les plantes, le monde de la nature tout entier ne sont réels, selon lui, que dans le concept sous lequel on peut les ranger. Le cheval qui est là dans le pré n’est qu’une apparence, l’être réside dans le concept de cheval ; de même, vous et moi ne sommes que des apparences, l'être réside dans le concept d'être humain.

Platon établit ainsi une cloison étanche entre le monde de l’expérience, dans lequel il ne voit qu’une illusion, et le monde des Idées que seul il estime réel. C’est ce qu’exprime, dans La République, le mythe de la caverne. Mais un tel système ne peut convenir qu'à ceux qui, vivant dans le monde de la pensée, préfèrent le préserver de tout contact avec le monde de la nature.

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Aristote (384-322) s'intéressait passionnément au monde de la nature et son intuition s’est donc révoltée contre celle de Platon2. Non, a-t-il dit, ce ne sont pas les Idées qui sont réelles mais les choses, considérées individuellement, une par une et avant toute intervention de la pensée. Aristote confère ainsi l’être à des choses qui ne sont pas immuables : à vous, à moi, aux animaux, aux plantes, aux minéraux etc. Il rejoint ainsi heureusement le sens commun dont Platon s’était si délibérément écarté.

Mais après avoir reconnu l’existence d’une chose Aristote cherche à dire ce que cette chose est, à décrire sa forme ou encore son essence. L’essence d’une chose, dit-il, c’est ce qui est pensable en elle, sa représentation dans la pensée.

Ainsi, après avoir placé l’être dans l’individu existant, il réduit l'individu à ce que l’on peut penser de lui. Puis il réduit encore ce pensable à une catégorie, ou prédicat, sous laquelle il classe l’individu : « ταuτo γαρ εις aνθρωπος και ων ανθρωπος και ανθρωπος » : « un homme », « un homme existant » ou « homme », dit-il, c’est tout un3. Aristote est ainsi tout aussi idéaliste que Platon, quoique d’une façon différente. La chose individuelle, point de départ de son intuition, se résorbe dans une essence, et cette essence se résorbe dans un classement.

Certes l’essence d’une chose ne saute pas aux yeux : ce que celle-ci a d’essentiel lui est aussi intime qu’un secret ; mais le but de l’effort de connaissance est de le dégager. Aristote ne mentionne cependant pas qu’une même chose puisse avoir dans la pensée des représentations diverses, selon le point de vue à partir duquel on la considère. L’essence d’une chose est selon lui unique et il suffit de la connaître pour penser la chose de façon adéquate. Ce postulat est nous le verrons invalidé par l’expérience, mais il a été repris tel quel par des philosophes qui, à la suite d'Aristote, on préféré déduire alors qu’il aurait fallu observer.

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Les Grecs ont, les premiers, arpenté le monde de la pensée : ils ont les premiers découvert la puissance de l’abstraction. Il n’est pas surprenant qu’ils se soient, comme le fait tout inventeur, exagéré la portée de leur découverte. Il était sans doute inévitable qu’ils surévaluent la capacité de la pensée à rendre compte du monde.

L’énergie qui se dégage de leurs écrits a séduit tous ceux qui, après eux, ont entrepris de réfléchir. Il en est résulté des habitudes qui se sont enracinées dans nos procédés de pensée. On dit ainsi, par exemple, qu’un scientifique doit être objectif : cette expression ne veut pas seulement dire qu’il convient d’être intellectuellement honnête, car cela va sans dire ; elle signifie que la pensée doit reproduire l’objet tel qu’il est, sans que la connaissance ne dépende en rien du sujet qui connaît.

Cela se conçoit dans le monde d’Aristote : pour que la pensée puisse atteindre l’essence de l’objet qu’elle vise, il faut qu’elle se focalise sur lui en faisant abstraction du point de vue de l’observateur. Mais si l’on admet qu’un même objet puisse être considéré à partir de divers points de vue à chacun desquels correspond une représentation spécifique, alors il faut indiquer, avant de dire comment on le représente, le point de vue à partir duquel on l’a considéré – ce qui est subjectif, même s’il ne s’agit pas d’une subjectivité individuelle mais de celle d’un point de vue, et même si le choix de ce point de vue peut objectivement correspondre à la situation de l’observateur.

II - Opacité de l’existant

Thomas d’Aquin (1225-1274) se trouve à l’articulation des pensées grecque et juive. Il récupère l’héritage scientifique d’Aristote mais se sépare de lui par la distinction entre existence et essence4.

Chez Aristote, une fois que la pensée a atteint l’essence d’une chose, elle peut se dispenser de considérer sa génération et sa corruption (en d’autres termes, sa naissance et sa mort) ; elle peut donc se dispenser de considérer l’origine du monde. Mais Thomas d’Aquin, héritier de la Bible, ne pouvait pas ignorer la création. Il sépare alors par un trait bien net l’existence de l’essence. L’existence, c’est l’acte d’être, brut et avant toute qualification : un existant se propose à la pensée comme objet, mais elle ne saurait rendre compte du fait qu’il existe car ce fait est antérieur à la perception comme à la réflexion.

Bien plus : aucune pensée, aucune essence ne pouvant rendre intégralement compte d’un existant, tout existant est opaque à la pensée. Chaque existant est un mystère. Il en est de même de Dieu, l’Existant même, dont émane toute existence et qui est lui aussi inconnaissable.

Il y a là, pour ceux qui s’étaient habitués à ramener chaque existant à son essence, puis à raisonner sur lui à partir d’elle, quelque chose de désespérant. La pensée de Thomas d’Aquin révolte en nous non pas le sens commun – auquel elle adhère exactement – mais des habitudes acquises à l’école, formées par l’école, et qui sont peut-être pour la pensée un mauvais pli.

Oubliez l’école et regardez en effet les êtres qui vous entourent. Ils existent, c’est là un fait brut à partir duquel votre pensée peut se mettre à l’œuvre mais qui lui est antérieur, extérieur, et qu’elle ne peut pas expliquer. Regardez-vous dans un miroir : vous y voyez un primate évolué, doté d’un corps qui fonctionne sans que vous ne l’ayez voulu ni pensé, et qui fixe sur vous un regard énigmatique. Regardez vos mains : sont-elles « pensables » ?

Regardez cette plante avec ses nervures, ses canaux, ses cellules, sa composition chimique, et aussi son passé et son avenir : votre pensée peut-elle rendre compte de son existence ? Peut-elle la représenter de façon exhaustive, parfaite, complète, absolue ?

Regardez le système d’information de votre entreprise. Il contient une base de données sur les clients. Quels sont les attributs qu’elle retient pour décrire un client ? Son nom, son adresse, son numéro de téléphone, le nom de son entreprise, sans doute. Mais notez vous son poids, sa taille ? Oui si vous êtes son médecin, non sans doute si vous êtes son libraire. Notez vous la couleur de ses yeux ? Oui si vous êtes le policier qui remplit une fiche signalétique, non si vous êtes un boulanger ou un postier. Notez vous le nombre de ses cheveux ? Non, car ce nombre change tout le temps ; pourtant à chaque instant il a une valeur précise…

Le fait est que ce que nous voyons, ce que nous observons, ce ne sont pas des essences qui rendent compte chacune d’un des objets que nous considérons, mais des vues partielles et choisies. Que l’on puisse, que l’on doive considérer un objet selon le point de vue qui corresponde à la relation que l’on a avec lui, que du coup un même objet puisse être considéré selon divers point de vue par des personnes qui ne se trouvent pas dans la même situation à son égard, que l’unicité de l’essence éclate ainsi en autant de représentations qu’il existe de points de vue, c’est là un fait que l’expérience constate. La conception aristotélicienne de l’essence, étant contredite par l’expérience, est ruinée.

Tout cela peut paraître compliqué et en effet il est plus « simple » de supposer que l'on puisse associer à chaque objet une essence et une seule : seulement cela ne marche pas. Supposez que vous soyez chargé de définir le référentiel d'une entreprise, la grille conceptuelle qu'elle va utiliser pour décrire les êtres avec lesquels elle est en relation. Si l'équipe qui en est chargée entreprend de décrire l'essence de ces êtres, elle s'engage dans une tâche sans fin car elle ne dispose d'aucun critère formel qui permette de distinguer ce qui est important de ce qui ne l'est pas, ni de définir le degré de détail, le « grain de la photo », auquel il convient de s'arrêter. J'ai vu, dans les entreprises, des équipes travailler de la sorte pendant des années sans produire quoi que ce soit d'utilisable.

Pour que tout s'éclaire, il suffit de dire « que voulons-nous faire ? » : alors il devient possible de distinguer l'essentiel de l'accessoire, de faire abstraction des aspects dont on n'a que faire, de concevoir le degré de détail raisonnable. Il n'est certes pas toujours facile de définir ce que l'on veut faire : que veulent faire une direction des achats ? une DRH ? l'état-major des armées ? un institut statistique ? Mais on accordera que s'il est possible de travailler par habitude et sans savoir à quoi sert ce que l'on fait, il est préférable d'avoir tiré cette question au clair : sinon on risque d'agir à rebours d'une mission que l'on ignore.

Les théories dites « de la complexité » tâtonnent à la rencontre de ce fait : le nœud de la complexité, c’est l’opacité de l’existant, la diversité sans limites des points de vue que l’on peut légitimement prendre sur lui et la diversité des représentations qui en résultent. Mais souvent elles s'égarent pour chercher la complexité où elle ne se trouve pas, dans des procédés de pensée  : l'articulation de plusieurs logiques, que formalise le modèle en couches ; le croisement de plusieurs codages, plusieurs classifications ; la modélisation de la rétroaction (« feedback »). Ils n'ont fait ainsi que suivre la pente sur laquelle les Grecs ont lancé la philosophie : si seul le pensable est réel, on doit pouvoir atteindre l'existant dans la pensée même. C'est ce qu'ont tenté Hegel avec la dialectique, Bergson avec la durée. La philosophie répugne, malgré Thomas d'Aquin, Pascal et Kierkegaard, à admettre l'opacité de l'existant.

Limites de la clarté classique

Les penseurs de la Renaissance avaient redécouvert la philosophie grecque, dont ils héritèrent le goût pour la pensée claire et explicite. Ils lui adjoignirent le goût pour l’observation : le couple ainsi formé donnera naissance, avec Galilée (1564-1642), à la démarche expérimentale et à la science occidentale.

Mais à la même époque Boileau écrivit un vers que l'on cite avec complaisance : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement5 ». C'est une contre-vérité manifeste. Vous vous représentez clairement le visage de l’être aimé, vous le reconnaîtriez entre des millions d’autres, mais vous êtes incapable de le décrire car il est impossible de décrire un visage avec des mots (une photographie ferait l’affaire, mais elle ne « s’énonce » pas). Autres exemples : le général doué du « coup d’œil » sait concevoir la manœuvre opportune, le cuisinier de talent réussit ses plats, le champion motocycliste choisit la meilleure trajectoire – mais ils sont incapables de dire comment ils s’y sont pris. Beaucoup des opérations de notre pensée sont aussi obscures que le fonctionnement de nos organes. Cela ne veut pas dire qu’elle fonctionne mal ni que ses résultats soient fallacieux, même si nous ne sommes pas en mesure de les expliciter.

En bon héritier de la Renaissance Boileau dévalue la pensée implicite : ne peut avoir été bien conçu, dit-il, que ce que l’on sait énoncer. C'est que les hommes du XVIIe siècle, inventeurs de la démarche expérimentale, ont voulu détourner leur attention des épisodes obscurs qui précèdent l’expérimentation ; ces amateurs de rigueur mathématique n’ont pas voulu voir l’entre-deux où l’esprit flotte pour choisir, dans l’indéfini du possible logique, les axiomes qui seront les plus féconds. L’âge classique n’a voulu connaître de la science que des résultats présentés formellement et selon la stricte rigueur ; il a préféré ignorer sa démarche. Or celle-ci accorde une large place aux associations d’idées, aux analogies, aux considérations esthétiques6 : il les a élaguées, tout comme on démonte après coup l’échafaudage sans lequel on n’aurait pas pu construire.

Les pédagogues présentent le savoir sous forme de définitions et de déductions. Quelqu’un qui a une bonne mémoire et un esprit clair peut aller loin dans les études sans jamais s’être examiné lui-même (ce qui est le minimum minimorum de la démarche expérimentale) ni avoir observé le monde de la nature, sans avoir donc entrevu ce qui faisait la vie des chercheurs ni l’intention des recherches dont il a absorbé les résultats.

III - De la pensée à l’action

Lorsque Emmanuel Kant (1724-1804) a établi que la pensée ne pouvait pas s’égaler au réel, cela a désespéré certaines personnes au point qu'elles se sont suicidées. A quoi bon penser, à quoi bon vivre, se sont-elles dit, si ma pensée ne peut pas atteindre l’absolu !

Si elles avaient perçu la finalité pratique de la pensée, si elles s’étaient libérées du mirage de la connaissance absolue, elles n’auraient pas connu le désespoir. Lorsque je considère un objet, la grille conceptuelle à travers laquelle je le perçois et le décris est-elle la bonne, sachant qu’il existe a priori une infinité de grilles formellement correctes et toutes également possibles ? Pour en décider, je n’ai pas d’autre critère que celui de la pertinence, c’est-à-dire de l’adéquation à l’action que j’entends mener. C’est ce qu’illustre l’analyse historique des classifications et tables de codage : les auteurs des nomenclatures selon lesquelles on classe les produits, les activités économiques, les classes sociales etc. ont tous prétendu produire la nomenclature « naturelle » mais ils ont utilisé pour cela des critères d’agrégation qui répondaient aux besoins de l’économie ou de la société de leur temps et qui, comme ces besoins, ont évolué7.

On voit dès lors s’évanouir l’ambition d’une connaissance qui reproduirait l’objet indépendamment de l’action qui le vise, de l’intention : bien au contraire, c'est l’intention qui fournit le critère selon lequel on pourra évaluer la représentation. En même temps, on saura que la représentation qui répond à ce critère peut ne pas convenir à une autre intention, donc qu’elle n’est pas l’essence unique de l’objet.

Cela ne veut pas dire que nous soyons libre d’observer ni de penser n’importe quoi : on retrouve les exigences de l’objectivité, mais sous une forme plus élaborée que celle, vraiment sommaire, qui prétendait reproduire l’objet dans la pensée. Le choix des concepts pertinents n’a rien d’arbitraire, ni l’observation que l’on fait à travers la grille conceptuelle choisie. Lorsque je conduis ma voiture, le fait que ce feu devant moi soit vert, rouge ou orange ne dépend pas de ma fantaisie. Et il est nécessaire d'utiliser lors de la conduite la grille où figure, entre autres, le concept de feu avec ses trois modalités. Le monde se reflète dans cette grille de façon certes incomplète, mais authentique, et c’est cela qui permet d’agir. Le caractère incomplet de la grille est d'ailleurs favorable à l'action car il focalise l'attention sur les seuls éléments qu'elle doit considérer.

Lier la pensée à l’action dénoue l’angoisse que suscite l’opacité de l’existant. Si en effet la pensée a une finalité essentiellement pratique, peu importe qu’elle ne puisse pas restituer l’existant dans l'absolu : il suffit qu’elle procure les moyens d’agir sur lui avec justesse. Tout existant étant pour notre action à la fois un obstacle et un outil, sa représentation dans notre pensée n’a pas d’autre but que de nous fournir les poignées mentales qui donneront à notre action prise sur lui, qui lui permettront de le manipuler

Évaluer l’action

Mais si l’on évalue la représentation selon son adéquation avec l’action, il reste à évaluer l’action elle-même : est-elle judicieuse ou non ?
Elle le sera si elle est en accord avec l’intention, si l’on fait effectivement ce que l’on a la volonté de faire, ce qui suppose que l’on ait tiré l’intention au clair, qu’on l’ait dégagée du conflit intime que se livrent en nous des intentions simultanées mais inconciliables : on ne peut pas vouloir à la fois être et paraître ; on ne peut pas vouloir à la fois la justice et l’arbitraire etc.

Mais les intentions elles-mêmes, comment les évaluer ? Il faudra les rapporter aux valeurs auxquelles on adhère et qui sont sacrées en ce sens que l’on est prêt à leur consacrer notre vie et, s’il le fallait, à la leur sacrifier. Ces valeurs sont le ressort de nos intentions ; elles fondent la volonté voulante qui anime notre volonté voulue et explicite. Cependant le plus souvent elles échappent à notre pensée, elles nous animent sans que nous puissions les expliciter.

Beaucoup de personnes haussent les épaules lorsqu’elles entendent le mot valeur qui, disent-elles, « ne veut rien dire ». Elles n’ont peut-être pas examiné avec assez d’attention leur propre fonctionnement intime. Il est vrai que cela marche tout seul, tout comme l’estomac digère sans que l’on n'y pense ; mais cela n’en est pas moins opératoire et efficace. Cela peut aussi être sujet à des pathologies : alors cela fait mal et on se rend compte que c’est réel, tout comme on sent l’existence de son estomac quand il a un ulcère.

Une des tâches les plus profondes de la réflexion, c’est de tirer au clair l’écheveau des valeurs qu’impliquent nos intentions, que révèlent nos réflexes, pour en chasser les incohérences : car si notre cœur est le théâtre de valeurs incompatibles (« il faut être discipliné et obéissant, tout en étant original et intraitable »), nos intentions seront désordonnées et nous tournerons dans le cercle de l’activisme, l’action d’un jour annulant celle de la veille.

Symbole et réalité

La pensée occidentale a subi à la Renaissance une coupure qui l’a mutilée en même temps qu’elle la fécondait.

La démarche expérimentale, l’audace devant un monde que la pensée explore librement, ont ouvert la voie au déploiement de la science et des techniques. Elles ont polémiqué à bon droit contre l’argument d’autorité, le dogmatisme, et certains procédés de pensée qui tournaient à vide. Mais elles ont rejeté aussi les techniques antiques de la mémoire et, plus généralement, de la pensée symbolique8. En nous coupant ainsi de l’histoire de la pensée, la Renaissance a donné naissance à de nouvelles formes de dogmatisme et de pédantisme : le rationalisme n’a pas toujours été raisonnable.

La pensée symbolique procède par analogies, associations d’idées, et résiste à l’explicitation. Elle ne cherche pas à énoncer, mais à suggérer ; elle sollicite une interprétation qui, le plus souvent, ne peut pas être univoque. Et pourtant la suggestion sera, dans la communication entre des êtres humains, souvent mieux comprise qu’un énoncé explicite.

L’étymologie du mot « symbole », ne renvoie pas vers « imaginaire » mais, de façon plus profonde, vers un nœud reliant différentes choses : συμβολή veut dire jonction, réunion, rencontre. Nous allons, pour illustrer cela, partir du rêve pour aller aux bases de données et à la connaissance.

Georg Groddeck (1866-1934), dans Das Buch vom Es (1923), a critiqué l’interprétation des rêves par Sigmund Freud. Freud ne donne en effet qu’une seule interprétation d’un même rêve ; Groddeck par contre les multiplie, toutes différentes et toutes également plausibles. Le rêve, comme symbole, est ainsi le nœud qui réunit ses diverses interprétations. Par delà le sens explicite de chacune d’elles il pointe vers un sens implicite qui leur est commun, mais que des paroles ne pourraient pas exprimer.

Il en est de même pour le texte de la Bible. Ce texte, antérieur à la formation de la pensée conceptuelle, est symbolique et puissamment suggestif. On peut l’interpréter de diverses façons qui toutes pointent vers un même sens que des mots ne sauraient exprimer : aucun commentaire ne peut l’épuiser. Le pire des contresens peut résulter d’une lecture qui prend le texte au pied de la lettre.

Lorsque nous réfléchissons, dans la phase exploratoire et rêveuse qui précède la formation des concepts, l’esprit flotte au gré des associations d’idées que notre mémoire alimente, que nos procédés de pensée activent ou que la glande cérébrale sécrète spontanément ; des ébauches de déduction s’esquissent à partir de définitions à peine posées, sitôt rejetées ; des images se projettent sur un écran intérieur, des personnages y jouent des scènes hypothétiques, des architectures se créent et se dissipent. Voici que l’une d’entre elles prend corps, s’organise : nous saisissons un papier pour la noter en quelques phrases, puis nous laissons de nouveau notre esprit flotter d’une image à l’autre, d’un symbole à l’autre, soucieux d’éprouver la solidité de la structure que nous venons d'entrevoir et désireux d’en ramener d’autres, si possible, dans nos filets.

Lorsque nous voulons communiquer ce que nous pensons à quelqu'un d'autre, il serait vain de chercher à nous expliquer entièrement : l'interlocuteur serait noyé sous un flot de paroles. Mieux vaut user de quelques images suggestives qui vont l'inviter à partager notre intuition et à faire le même parcours que nous, pour enfin pouvoir se représenter ce que nous avons en tête. Cela ne marche pas toujours...

Une base de données est invisible : il est impossible de l’afficher en entier sur un écran, de l’imprimer en entier dans un document – et le serait-ce que ce document serait illisible. Mais on peut – et cela suffit – donner à chaque utilisateur sur cette base la « vue » qui répond à ses besoins. Les diverses vues sont toutes différentes mais ce qui fait leur unité, c’est qu’elles se réfèrent toutes à la même base, que celle-ci les rassemble comme un nœud : la base de données est un symbole !

Tout objet concret, existant, se présente à nous comme un nœud qui rassemble un nombre indéfini de représentations possibles, parmi lesquelles nous devons choisir en fonction de nos besoins pratiques. Nos concepts ne nous en donnent que des vues partielles ; ce qui fait l’unité de ces vues, leur cohérence, c’est qu’elles se réfèrent toutes au même objet : un même objet ne peut pas être en même temps, et sous le même rapport, à la fois une chose et son contraire. Ainsi, chaque objet concret, existant, est lui aussi un symbole !

Cette dernière phrase peut surprendre. Mais il existe une pensée avant que les concepts ne soient construits, la pensée qui a précisément pour tâche de choisir les concepts. Avant de choisir les êtres que l'on va observer, il faut avoir conscience du monde de la nature, tout comme il faut avoir conscience du monde de la pensée avant de choisir les définitions et les axiomes d'une théorie. Puis nous avons de tout existant une conscience préconceptuelle qui le considère tel quel, avec ses attributs innombrables et encore innommés. Cette conscience antérieure au concept, antérieure à la pensée construite et opératoire, antérieure à toute détermination, cette conscience rêveuse et flottante - mais confrontée de façon immédiate à la consistance de l'existant - relève tout entière de la pensée symbolique.

IV - De l’action aux valeurs

Que la pensée ait une finalité pratique, qu’elle vise l’action, c’est un fait dont les cabalistes se sont avisés depuis longtemps9. Ils distinguent quatre mondes : (1) le monde de l’action, dont relève la pensée elle-même ; (2) le monde de la formation ; (3) le monde de la création ; (4) le monde de l’émanation. On peut, en interprétant ce modèle en couches, dire que l’intention (qui motive l’action) relève du monde de la formation, que les valeurs (qui orientent les intentions) relèvent du monde de la création, et que le monde de l’émanation confine à l’infini (En-Sof).

« Eγω ειμι η oδoς και η αληθεια και η ζωη » (Jean 14 :6) : « Je suis le chemin, la vérité et la vie ». Dans cette phrase on peut être attentif à l’ordre des mots, et voici une interprétation possible. Le chemin est mentionné en premier : on ne doit pas se reposer sur ce que l’on possède, il faut avancer. La vérité ne vient qu’en second : plutôt qu’un bien que l’on pourrait tenir dans sa main, elle est à l’infini de l’horizon comme un point lumineux qui oriente le chemin mais semble reculer à mesure que l’on avance vers lui. Enfin vivre n’est rien d’autre que de suivre fidèlement (fides) le chemin ainsi orienté.

Il se peut que la dogmatique ait oublié cette conception modeste de la vérité. Karl Popper l’a redécouverte au cœur même de la science10 : une théorie scientifique ne peut pas être « vraie » au sens où peut l’être l’énoncé d’un fait, car elle suppose une induction qui, généralisant une observation inévitablement limitée, peut être invalidée par une expérience ultérieure. La scientificité d’une théorie s’évalue non seulement par le fait qu’elle n’a pas été contredite par les expériences connues, mais aussi par le fait qu’elle est construite de façon à être vulnérable (« falsifiable ») par l’expérience future. Ainsi les théories construites de façon à interdire toute réfutation, et que l’on pourrait croire définitives, sont non scientifiques en raison même de leur solidité apparente.

La connaissance apparaît alors comme une zone lumineuse qui peut s’élargir, mais se découpe sur un plan infini qu’elle n’éclairera jamais en entier et dont elle ne couvre qu’une part infime, aussi imposantes que soient ses constructions.

La pensée chinoise accorde elle aussi la priorité à l’orientation, au chemin 道 (dào, prononcer tao). Pour les Classiques chinois les définitions ne décrivent pas l’essence des choses, et ils ne s’y intéressent pas d’un point de vue abstrait. Elles ne sont pour eux que des instruments en vue du contrôle de l'environnement physique et social. Ils prisent donc moins l’ingéniosité des définitions que le discernement qui permet d’établir des distinctions utiles. Un concept n’a de valeur que s’il a une utilité pratique, s’il est pertinent. La parole a moins de valeur que l'action : « quand la Voie règne, dit Confucius, l’action fleurit ; quand la Voie ne règne pas, c’est la parole qui fleurit11 ». Les mots sont des pointeurs vers une réalité qu’ils n’atteignent pas : « viser n’est pas atteindre », 指不至 (zhĭ bù zhì, prononcer djeu pou djeu)12.

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Ainsi diverses sagesses montrent notre vie orientée par des valeurs qui déterminent nos intentions et se concrétisent dans notre action. Ces valeurs rencontrent le monde tel qu’il existe : il nous revient de les y manifester pratiquement et symboliquement, de les y incarner. Ce monde, notre pensée ne nous permet pas de le connaître exhaustivement, mais elle est pour l’action un outil efficace et cela doit nous suffire.

Cheminer vers l’infini alors que notre vie est limitée par le temps et l’espace, comme par l’envergure de l’expérience possible, cela suscite une souffrance qui est inséparable du destin humain. Confucius a mis la compassion 仁 (rén, prononcer jen) au premier rang des valeurs humaines13. On la retrouve dans l'expression « αγαπατε αλληλους » (Jean 13:34), que l’on traduit par « aimez-vous les uns les autres ». Dans l’entreprise, la nécessité du dialogue entre spécialités différentes comme avec les clients invite à la traduire par « respectez-vous les uns les autres », c'est-à-dire « faites un effort sincère pour comprendre ce que l’autre vous dit » : si l'on ne fait pas cet effort, il sera impossible de faire coopérer des personnes qui ont des vues différentes sur les êtres avec lesquels l'entreprise est en relation, utilisent des grilles conceptuelles différentes et parlent selon des vocabulaires différents. Il est bon que dans l'entreprise chacun soit assez polyglotte pour comprendre, sinon parler, le langage des autres spécialités.

Point n’est besoin, pour fonder l’humanisme, d’avoir recours aux émotions douteuses qui entourent les bons sentiments : l'observation et la simple et ferme logique y suffisent. Ce que chacun possède de plus précieux et de véritablement sacré, par delà ses particularités individuelles, c’est son humanité même : et nous la possédons tous également. C’est même sous ce seul rapport - mais il est fondamental - que l’on peut dire que les êtres humains sont tous égaux. La phrase nous sommes tous des êtres humains procure alors à l’édifice des valeurs un fondement aussi simple, aussi solide que le lien que Descartes a instauré entre la pensée et l’existence en disant « je pense, donc je suis »14.

(Cette page reproduit un texte publié le 20 novembre 2005).

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1Joseph Needham (1900-1995), Science and Civilisation in China,Cambridge University Press 1991, vol. 2 p. 90.
2 Etienne Gilson, L’être et l’essence, J.Vrin 1948
3 Aristote, Métaphysique.
4 Etienne Gilson, Le Thomisme, J.Vrin 1919.
5 Nicolas Boileau-Despréaux (1636-1711), L’art poétique, 1674.
6 Raymond Poincaré (1854-1912), La valeur de la science, 1905.
7 Bernard Guibert, Jean Laganier et Michel Volle, « Essai sur les nomenclatures industrielles », Economie et statistique, 1971.
8 Frances Yates, The Art of Memory, Pimlico 1966
9 Adin Steinsaltz, La rose aux treize pétales, Albin Michel 1989 ; Charles Mopsik, La Cabale,Grancher 1998
10 Karl Popper, Objective Knowledge, Oxford University Press, 1979.
11 Danielle Elisseef, Confucius, des mots en action, Gallimard 2003.
12 Hui Shih, cité par Joseph Needham, Science and Civilisation in China, vol. VII:1 p. 49.
13 Les nazis voyaient par contre dans la compassion une faiblesse : poussant à l’extrême l’injonction Du mußt hart sein, « tu dois être dur », ils se faisaient un devoir d’être erbarmungslos, impitoyables. Le refus de l'humanité leur paraissait un signe de force ; on peut  au contraire y lire l'expression d'une faiblesse radicale.
14 René Descartes (1596-1650), Discours de la méthode (1637).













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