On nomme « plates-formes » les entreprises de commerce électronique qui se sont créées sur le Web à partir de 1995. Elles s’appuient sur les ressources techniques qu’offre l’informatique et l’Internet, leurs algorithmes sont solidement fondés sur des propriétés mathématiques.
On peut considérer ce phénomène tel qu’il se présente à nous aujourd’hui, avec ses propriétés économiques (intermédiation, diversification, marchés bifaces, etc.) et avec les problèmes qu’il suscite (confidentialité des données personnelles, positions de monopole, accumulation de richesse et de pouvoir par certaines entreprises, etc.).
Nous proposons ici de considérer ce phénomène dans sa dynamique, manifestation particulière de la dynamique de l’informatisation : cela permet de le percevoir dans sa généralité et d’anticiper dans une certaine mesure sa prospective.
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Lorsque le réseau télécoms est dans les années 1970 devenu capable de transporter non plus seulement le signal vocal, mais des données, il était évident pour tout observateur attentif qu’il pourrait devenir une « place de marché » analogue sous certains rapports aux places des villages, lieux d’échange pour la conversation et la « passeggiàta » autant que pour le commerce, ou encore aux « bourses » des grandes villes, mais différent sous d’autres rapports : une « place de marché » d’un nouveau type.
Le commerce qui s’est construit autour du Minitel dans les années 1980, avec les catégories d’agents économiques qui ont émergé à cette occasion (opérateur du réseau, exploitant de serveurs, fournisseur de contenus), en a été une première illustration.
L’Internet et le Web ont dans les années 1990 offert au « commerce électronique » une plate-forme technique plus favorable encore1. Comme tout commerce, celui-ci offrait une « intermédiation » entre les entreprises qui produisent des biens et services et les consommateurs de ces produits. Les opérateurs de cette intermédiation étaient semblables en un sens à des magasins à grande surface où le consommateur est confronté à une grande diversité de produits parmi lesquels il peut trouver ceux dont il a besoin en se faisant éventuellement aider par des vendeurs. Mais ils se distinguaient de ces magasins par deux caractéristiques : l’ubiquité et l’informatisation.
Alors qu’un magasin dessert les consommateurs qui n’habitent pas loin, et se limite donc au territoire d’une « zone de chalandise », la « zone » du commerce électronique est le monde entier car l’Internet n’est pas soumis à la distance géographique : il est ubiquitaire. Aux quelques dizaines ou centaines de milliers de clients potentiels d’un grand magasin se sont substitués pour Google, Amazon, etc., un marché potentiel de plusieurs milliards de clients.
En outre, alors que l’informatique jouait un rôle relativement modeste dans les grands magasins (pour l’essentiel elle servait à la comptabilité et à la paie), elle est l’outil fondamental du commerce qui passe par l’Internet et par le Web pour communiquer avec ses clients. Des algorithmes comme le PageRank de Google ou l’outil de recommandation d’Amazon sont conçus pour aider le client à trouver les produits qui lui conviennent le mieux ou pour lui proposer ceux qui semblent pouvoir lui convenir, simulant ainsi de façon automatique les conseils que peut donner un bon vendeur.
Les algorithmes et l’ubiquité permettaient à chaque opérateur du commerce électronique d’offrir des millions de produits divers à des milliards de clients. Pour que cette possibilité devienne une réalité il fallait que les « plates-formes » (nom que l’on a donné aux magasins du commerce électronique) fussent « scalables », c’est-à-dire conçues et programmées dès leur création de telle sorte que le passage à la grande échelle puisse se faire sans nécessiter une conception et une organisation nouvelles.
Les diverses plates-formes commerciales, toutes construites sur la plate-forme physique et logique que fournissent l’Internet, le Web, les ordinateurs et les algorithmes, ont des modèles d’affaire eux-mêmes divers. Amazon est rémunérée, comme un magasin, par une marge prélevée lors de la vente des produits. Google, Facebook et Twitter diffusent de la publicité en même temps que des messages ou des informations. Certaines, comme Google, sont purement informatiques et n’emploient que du « cerveau d’œuvre », d’autres sont à la fois informatiques et physiques comme Amazon (566 000 salariés), qui emploie dans ses entrepôts une main d’œuvre importante. Apple est la tête pensante d’un réseau de partenaires ou sous-traitants qui fabriquent les iPhones et les iPads, et aussi d’un réseau d’informaticiens qui produisent des « apps ».
La diversité des modèles d’affaire déploie ainsi le potentiel qu’offrent la puissance des processeurs, la taille et la rapidité d’accès des mémoires, le débit du réseau, l’ingénierie des algorithmes, le tout offrant aux entreprises un marché mondial et la possibilité de traiter et d’interpréter les données que procure l’observation de la relation commerciale.
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Fournir aux clients une interface commode sur le Web, complétée par une assistance aimable et compétente via le téléphone, la messagerie ou le « chat », puis savoir interpréter les données que procure la relation commerciale, tout cela requiert un art subtil et une maîtrise de l’ingénierie informatique : Amazon a trouvé un marché supplémentaire dans la commercialisation de l’API de ses algorithmes, qui permet à de petites entreprises de créer leurs propres plates-formes.
De nouvelles plates-formes apparaissent donc, composant un paysage d’une riche diversité.
Tout cela ne va pas sans problèmes. On s’inquiète du traitement des données personnelles et des indiscrétions que permet l’analyse discriminante, qui est la technique essentielle de l’« intelligence artificielle2 ». On s’inquiète aussi du poids économique des plates-formes, dont certaines sont devenues les entreprises les plus riches du monde et ont un pouvoir qui semble pouvoir rivaliser avec celui des États.
Deux observations permettent cependant de mitiger le diagnostic : d’une part le monopole que certaines de ces plates-formes ont conquis n’est pas absolu car il ne reste pas indéfiniment vrai que « the winner takes all3 » ; d’autre part les plates-formes ne sont pas toutes aussi imposantes que celles d’Amazon, Google, Facebook, etc. Pour y voir plus clair, il est utile de considérer de façon plus large l’économie numérique et le phénomène de l’informatisation.
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L’étude de l’économie numérique a conduit à concevoir le modèle de l’iconomie4, qui présente ce que peut être une économie informatisée par hypothèse efficace et fait ainsi apparaître les conditions nécessaires de l’efficacité (et de l’efficience).
Il apparaît alors que l’informatisation n’a pas seulement transformé les conditions de l’échange : elle a transformé aussi la forme de la concurrence, les produits, le travail et les organisations.
Le coût marginal de la production étant pratiquement nul, les marchés de l’iconomie obéissent au régime de la concurrence monopolistique. Les produits sont diversifiés en variétés qualitativement différentes, chaque produit est un assemblage de biens et de services élaboré par un réseau de partenaires, les tâches répétitives sont automatisées, la main d’œuvre est remplacée dans l’emploi par le « cerveau d’œuvre » qui d’une part conçoit les produits et l’ingénierie de la production, d’autre part assure la relation de service avec les clients.
Dans cette iconomie le moteur de l’innovation tourne vite : chaque entreprise innove pour conquérir sur un segment mondial (mais éventuellement petit) des besoins le monopole qui lui permettra de rentabiliser son investissement. Comme l’innovation est bientôt imitée par ses concurrents, elle devra baisser ses prix. Chaque monopole étant donc temporaire, l’entreprise devra innover de nouveau pour le renouveler. La tâche du régulateur est alors de régler la durée des monopoles : assez courte pour empêcher les abus, assez longue pour rentabiliser l’investissement et encourager l’innovation. Le moteur de l’innovation, s’il est bien réglé par le régulateur, tourne à plein régime.
Le modèle de l’iconomie permet d’interpréter la dynamique des plates-formes ainsi que la stratégie des entreprises, à laquelle il procure les éléments d’une prospective.
Il apparaît alors que la logique des plates-formes ne se limite pas au commerce électronique. On peut considérer en effet le système d’information d’une entreprise comme une plate-forme, car il tire lui aussi parti de la physique des ordinateurs, de l’ubiquité du réseau et de la logique des algorithmes, et les contraintes qui s’imposent à sa qualité sont les mêmes que celles auxquelles les plates-formes sont soumises et qu’un regard superficiel peut négliger : celles de l’ingénierie sémantique, de l’ingénierie des processus, de l’ingénierie du contrôle, de l’ingénierie d’affaire.
Une entreprise qui maîtrise son informatisation sera bien placée pour animer l’interopérabilité d’un réseau de partenaires, offrir à ses clients sur le Web une interface commode, diversifier son offre, proposer éventuellement des API à d’autres entreprises, bref devenir un acteur dans le monde des plates-formes. Ainsi Dassault systèmes complète son offre de modélisation 3D par une « marketplace » de l’impression 3D : les entreprises qui envoient le modèle 3D d’une pièce pourront la recevoir dans la matière de leur choix et après un bref délai.
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Toutes les entreprises qui connaissent le succès dans l’économie numérique ont été créées, puis dirigées et animées par des personnes qui connaissent bien l’informatique et ont reçu une solide formation scientifique. La porte de l’iconomie est fermée aux dirigeants qui, croyant devoir ignorer la « technique », se donnent pour seule mission de « créer de la valeur pour l’actionnaire ».
Les économistes eux-mêmes doivent apprendre à penser et modéliser la situation que l’informatisation a fait émerger : il faut pour cela qu'ils sachent s’affranchir des modèles obsolètes (concurrence parfaite, monopole naturel, modèle principal-agent, etc.) qui occupent encore trop de place dans leur réflexion et dans la politique économique5.
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1 Dominique Henriet et Michel Volle, « Une exploration de nouveaux équilibres du marché des télécommunications », Annales des Télécommunications, novembre 1987.
2 Pierre Blanc et alii, Élucider l’intelligence artificielle, Institut de l’iconomie, 2018.
3 L’iPhone (2007) a été bientôt concurrencé par les téléphones « intelligents » offerts par Samsung, Nokia, Google, etc. Amazon est concurrencé en Chine par Alibaba, en Afrique par Jumia, etc.
4 Claude Rochet et Michel Volle, L’intelligence iconomique, De Boeck, 2015.
5 Voir par exemple les limites de la réflexion, pourtant subtile, de Jean Tirole : Allison Schrager, « A Nobel-winning economist’s guide to taming tech monopolies », Quartz, 27 juin 2018.
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